vendredi 20 juin 2008

Ehoud Barak : "L'Iran est un défi pour le monde"

Vice-premier ministre et ministre de la défense israélien, Ehoud Barak est arrivé, mercredi 18 juin, à Paris, pour une visite de travail de deux jours. Nicolas Sarkozy doit effectuer en Israël, du 22 au 24 juin, une visite d'Etat. M. Barak s'est entretenu, mercredi, avec le chef de la diplomatie française, Bernard Kouchner, avant de rencontrer, jeudi, le ministre de la défense, Hervé Morin. Dans un entretien accordé au Monde, M. Barak souligne le danger que représentent à ses yeux, pour la sécurité internationale, les travaux nucléaires de l'Iran. Il appelle les Etats-Unis et l'Europe à une coopération plus étroite avec la Russie et la Chine, afin d'accroître la pression, en termes de sanctions, sur la République islamique.


Face au nucléaire iranien, quelles sont aujourd'hui les chances que la diplomatie réussisse ?

Les Iraniens sont déterminés à continuer de défier le monde entier, à tricher, tromper et aller vers une capacité nucléaire militaire. Le rapport des services secrets américains était faux, point final, et je suis confiant : nous le démontrerons avec le temps. Il y a beaucoup à faire, à la fois en matière de sanctions sur les transactions financières et sur les capacités de raffinage. Cela devrait passer par des actions diplomatiques relevant du chapitre VII de la Charte de l'ONU. Mais d'autres façons de ralentir l'effort (iranien) devraient être envisagées. Nous disons qu'aucune option ne devrait être retirée de la table. Cela nécessite une certaine préparation, une planification.

L'Iran est un défi pour le monde entier. Je ne peux concevoir un ordre mondial stable si l'Iran est autorisé à devenir nucléaire. Non pas parce qu'il lâcherait immédiatement un engin nucléaire sur un voisin, mais parce que ce serait la fin de tout traité de non-prolifération.

Si le monde autorise l'Iran à avoir du nucléaire militaire, dans dix ans, on trouvera des engins nucléaires entre les mains de terroristes. Et un groupe terroriste n'hésiterait pas un instant à placer cet engin dans un conteneur, équipé d'un détonateur avec GPS, et à l'envoyer vers un port majeur de la Côte est des Etats-Unis, en Europe ou en Israël. L'Histoire, surtout celle du dernier siècle, enseigne qu'il faut agir contre les menaces avant qu'elles ne se matérialisent.

Les sanctions agissent lentement. Les travaux nucléaires iraniens continuent. C'est une course contre la montre ?

C'est une course contre la montre à deux niveaux. Les sanctions doivent être renforcées. Je vois là un rôle majeur pour la Russie, la Chine et l'Inde. Pour cela, il faut que principalement les Etats-Unis, mais aussi l'Union européenne, nouent une coopération vraiment étroite avec eux. La Russie, la Chine, l'Inde sont des partenaires indispensables. Pour obtenir cette coalition, il faut modifier le paradigme dans la façon de penser américaine. C'est une condition du succès dans le combat plus large qui nous oppose à une triple menace : le terrorisme radical musulman, la prolifération de la technologie militaire nucléaire et les "Etats-voyous". Israël est confronté depuis longtemps à cela. Voici une génération, Menahem Begin (premier ministre israélien de 1977 à 1983) avait ordonné la destruction du réacteur Osirak, (en Irak) de fabrication française.

Comment expliquez-vous l'attitude russe ? Vladimir Poutine déclare que l'Iran ne cherche pas à se doter de la bombe...

Quelles que soient leurs déclarations, les Russes comprennent parfaitement la situation. J'ai discuté avec (le premier ministre russe) Vladimir Poutine. Plusieurs fois, il m'a dit, en parlant des missiles (iraniens) : ce n'est pas compliqué à voir sur la carte, sur la trajectoire à partir de Téhéran, Moscou n'arrive pas avant Tel-Aviv, mais bien avant Paris, Berlin ou Londres, sans parler des Etats-Unis. Il saisit pleinement les risques.

Mais les Russes disent d'autres choses aussi : ils ont d'autres priorités. Ils veulent voir l'Amérique revenir à, je cite, ses "dimensions naturelles" qui prendraient en compte les résultats de leurs propres erreurs en Afghanistan et en Irak. Les Russes retirent de cela non seulement de la satisfaction au plan émotionnel, mais des bénéfices stratégiques. A tel point, et je pense que c'est délibéré, qu'ils placent le dossier de l'Iran à un plan inférieur, sur l'échelle des priorités. J'ai dit plusieurs fois aux Américains : vous avez besoin d'eux, le monde libre ne peut gagner dans des délais raisonnables sans avoir cette coopération avec les Russes et les Chinois. Cela a un prix. Il faut le dire à l'opinion, aller contre les stéréotypes. Vous ne pouvez vous attendre à ce que les Russes coopèrent étroitement avec vous si vous insistez sur des questions comme la Tchétchénie. La même chose pourrait être dite des endroits qui ont été choisis pour déployer d'autres systèmes (allusion aux sites du bouclier antimissile américain prévus en Pologne et en République tchèque), mais je ne veux pas m'étendre là-dessus.

L'aviation israélienne a bombardé, en septembre 2007, un présumé site nucléaire en Syrie. Quelle signification donnez-vous à cette action ?

Nous vivons dans un environnement rude, qui n'a rien à voir avec l'Europe de l'Ouest. Un endroit où il n'y a pas de pitié pour les faibles, et pas de deuxième chance pour ceux qui ne peuvent se défendre. Nos prophètes ont dit qu'à la fin des temps, l'agneau et le lion s'allongeraient l'un à côté de l'autre, mais aussi longtemps que les agneaux doivent être remplacés régulièrement, nous préférons être le lion. C'est tout ce que je peux dire.

Comment inciter la Syrie à se détacher de l'Iran ? La France invite Bachar Al-Assad et dépêche des émissaires à Damas : est-ce une bonne idée ?

Ce qu'Israël a avec la Syrie, ce sont des contacts préliminaires, pas encore des négociations. Je ne pense pas qu'on aura des négociations avant la fin de cette année et sans contribution des Américains qui, seuls, peuvent aider à combler les fossés. Mais le tableau général est plus subtil. Je vois une "banane chiite", s'étirant de Téhéran au sud de l'Irak, à Damas, au sud du Liban, et même jusqu'au Hamas qui n'est pas chiite. Cette "banane chiite" pourrait potentiellement être affaiblie, ou modifiée dans sa nature, si la Syrie pouvait être détournée de la ligne qu'elle a suivie. Si elle prenait cette décision, cela changerait beaucoup de choses.

L'Iran serait considérablement affaibli vis-à-vis du monde arabe s'il se retrouve privé du soutien de ce seul Etat arabe. Il deviendrait une puissance non arabe hégémonique chiite musulmane essayant d'intimider les nations arabes de l'oumma (communauté des musulmans). Le Hezbollah serait affaibli, et le Hamas aurait moins d'espace pour manoeuvrer.

Mais nous avons les yeux ouverts. J'ai négocié dans le passé avec le père (Hafez Al-Assad). Les priorités des Syriens, je les connais bien. Numéro un : la continuité du régime, qui est en fait une famille. Deux : mettre fin au tribunal Hariri (chargé de juger les responsables de l'assassinat du premier ministre libanais Rafic Hariri, en février 2005), car probablement ils ont peur que cela touche la famille ! Trois : un rôle spécial au Liban, pour des raisons historiques, de legs, mais aussi pour le business. Quatre : avoir les faveurs de l'Amérique et du monde libre car, depuis des années, ils regardent toute l'aide, les dizaines de milliards donnés par l'Amérique à l'Egypte. Puis, il y a, en numéro cinq seulement : le Golan (occupé par Israël depuis 1967).

Il se trouve que, par hasard, la date que nous avions fixée (pour annoncer les contacts Israël-Syrie) a coïncidé avec l'accord (inter-libanais) de Doha. La Syrie n'a pas eu un rôle majeur dedans, c'était plutôt le Qatar. Mais cela a créé un moment avantageux pour le jeune (Bachar Al-) Assad. Si Assad et Olmert (premier ministre israélien) s'assoient ensemble, sous des auspices français et européens, je pense que c'est bien. Cela peut contribuer, psychologiquement, à une évolution.

Quels devraient être, selon vous, les signes montrant que la Syrie s'écarte de l'Iran ? Et quel appui attendez-vous des Etats-Unis au processus de vos contacts avec la Syrie ?

Je pense qu'à un moment donné, l'administration américaine s'y joindra. Les Etats-Unis sont au début d'une période de changement d'administration. Avec le temps, on pourrait assister à une négociation sérieuse pour faciliter le processus (israélo-syrien). En Israël, on aime le Golan, on s'est battu pour y être, et on voit les grands avantages, en matière de sécurité, à y rester. Mais la situation a changé. Nous sommes assez forts pour rester au Golan, mais nous sommes aussi prêts à envisager de mettre fin à cette situation. Le moment venu, si la négociation réussit, nous serons prêts à prendre des décisions difficiles.

Le Hamas est-il, à votre avis, en mesure de faire respecter la trêve à Gaza ?

Je ne sais pas. Ce cessez-le-feu, on ne sait pas combien de temps il pourrait tenir, deux jours ou deux mois. Historiquement, nous sommes dans une courbe de collision avec le Hamas. Mais saisir cette chance (de la trêve) a quand même du sens.

Si cela casse, nous aurons une légitimité plus forte. Si cela tient, c'est une opportunité, pour la sécurité de nos citoyens exposés aux tirs de roquettes (en provenance de la bande de Gaza), et pour faire libérer le soldat Shalit qui a été enlevé (en juin 2006 à Gaza).

Propos recueillis par Alain Frachon et Natalie Nougayrède


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