mercredi 29 avril 2009

La démocratie n'est pas un luxe à l'occidentale, par Chirin Ebadi

On me demande souvent si la démocratie vue de mon pays, la République islamique d'Iran, n'est qu'une sorte de luxe à l'occidentale ou une réalité solidement établie ? Comment répondre à pareille question, sinon en définissant précisément ce qu'est à mes yeux la démocratie ?

La démocratie au sens classique du terme signifie la gestion du pouvoir par le gouvernement d'une majorité issue d'élections libres. Cependant, cette majorité doit respecter certaines règles, car il ne faut pas oublier que plusieurs dictatures sont arrivées au pouvoir à la suite d'élections comme ce fut le cas, dans le passé, avec l'arrivée d'Hitler en Allemagne.

Par conséquent, nous devons établir un cadre qui doit être respecté par le pouvoir. Ce cadre, je le nomme cadre démocratique et il ne consiste en rien d'autre que le respect des règles qui protègent les droits de l'homme. C'est dans ce contexte que la majorité arrivée au pouvoir peut justifier sa légitimité. Si elle ne respecte pas ces règles, elle n'a aucune légitimité démocratique.

Des exemples ? Un gouvernement élu certes, mais qui sous le prétexte de la religion applique une politique discriminatoire à l'égard des femmes, soit la moitié de la population dans un pays comme l'Iran, peut-il être considéré comme un pouvoir démocratique ? Je ne crois pas. De la même manière, une majorité au pouvoir ne peut au nom de son idéologie empêcher les gens de s'exprimer, car, en faisant cela, elle viole la liberté d'expression comme cela se passe à Cuba ou en Chine.

Un système libéral comme celui des Etats-Unis d'Amérique n'est pas à l'abri de dérives non plus : avec ce qui s'est passé sous la présidence de George Bush en matière d'atteintes aux droits et aux libertés fondamentaux, peut-on encore dire que ce gouvernement pouvait être considéré comme démocratique ? La réponse est non.

En conséquence, la légitimité d'un gouvernement n'émane pas seulement du suffrage universel mais aussi du respect du droit et des libertés de tous les citoyens, sans distinction de race, de sexe, de religion, d'opinion politique, etc.

Nous constatons d'autre part que dans certains pays des mouvements islamistes arrivent au pouvoir, comme en Turquie. Parmi les premières mesures prises par le gouvernement turc figurait la suppression de la loi sur l'interdiction du hidjab dans les universités. Cette réforme ne me choque pas, mais une grande majorité des femmes turques craint que dans l'avenir le port du foulard ne soit obligatoire, comme c'est le cas actuellement en Iran. Et elles ont raison de s'interroger.

Par ailleurs, en Afghanistan, pour donner satisfaction aux fondamentalistes et aux intégristes, le Parlement est en train de faire passer des lois qui privent les femmes afghanes de droits qui leur sont reconnus dans la Constitution.

Ces gouvernements, sous le prétexte qu'à leurs yeux l'islam n'est pas compatible avec la démocratie, justifient ainsi la nature antidémocratique de leur politique. Ils considèrent que la démocratie est une notion occidentale qui ne peut, à aucun moment, prendre le pas sur l'islam et ils qualifient leur système politique de "démocratie islamique". Un terme qui, pour eux, établit la primauté des lois religieuses sur la volonté populaire.

Il ne faut pas pour autant conclure un peu rapidement qu'islam et démocratie sont incompatibles. Car, on le voit constamment, dans la plupart des pays musulmans, il y a des mouvements modernes qui pensent que la charia n'est pas le message principal du prophète. En effet, il faut distinguer le message divin des règles de la charia, édictées il y a plusieurs siècles, afin de trouver des solutions pour la vie quotidienne de la population de notre époque. C'est le meilleur moyen d'éviter quelques aberrations.

Par exemple, actuellement, dans les pays musulmans, l'esclavage est interdit légalement, mais il est autorisé par la charia. Alors, parce que la charia dit que les femmes n'ont pas les mêmes droits que les hommes et les non-musulmans les même droits que les musulmans, faut-il que légalement, dans leurs pays respectifs, les femmes, les minorités religieuses ou d'autres couches sociales continuent à être victimes de discrimination et ne soient pas considérées comme des citoyens de plein droit ?

Nous, musulmans modernes, pensons qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre la démocratie et l'islam, que les termes comme "la démocratie islamique" ou les droits de l'homme "islamiques" sont en fait utilisés par les gouvernements non démocratiques pour justifier leur façon de gouverner et leur pouvoir illégitime.

Regardons ce qui se passe lors des élections dans ces pays-là : dans la Déclaration universelle des droits de l'homme, il est précisé que les élections doivent être générales, libres, honnêtes et à bulletin secret. Mais dans des pays où la moitié de la population ne sait ni lire ni écrire, comment le secret du vote peut-il être respecté ? Et dans d'autres pays où une grande partie de la population n'a que 1 dollar par jour pour vivre et où le pouvoir grâce à ses pétrodollars a tous les moyens financiers d'acheter des voix aux plus pauvres, comment peut-on dire que les élections sont libres et honnêtes ?

Par conséquent, je dirai que tant que les élections ne sont pas conformes aux règles des droits de l'homme, la majorité arrivée au pouvoir à la suite du suffrage universel ne peut être considérée comme une majorité légitime et démocratique.

Pour prendre le cas de l'Iran, qui en juin va élire son président, je voudrais faire remarquer que toutes nos élections, législatives ou présidentielle, sont faites sur le même moule : le suffrage est un suffrage restreint. Je m'explique : c'est le Conseil des gardiens, rouage essentiel de la République islamique, dont les membres sont nommés par le Guide suprême, qui approuve les listes électorales et les candidats. Ce qui se traduit par une sélection de noms. Et ensuite c'est sur ces bases que les électeurs sont appelés à voter. Reprenant le mot d'un ami juriste, je dis que ce n'est plus une "élection" mais une "sélection"...

Devons-nous pour autant considérer que la démocratie est pour nous, Iraniens, un luxe inaccessible ? Certainement pas. N'oublions pas que la démocratie a un processus de développement qui peut prendre des décennies pour entrer dans la vie quotidienne et dans la culture d'un pays. Une notion qu'il faut garder à l'esprit si l'on se risque à comparer la démocratie des sociétés occidentales dans lesquelles les progrès sociaux, économiques et culturels sont consolidés avec les formes de démocratie expérimentées par des pays sous-développés. Le combat pour la démocratie est un combat qui nécessite beaucoup d'investissements, tant culturels que socio-économiques. C'est un combat très long et à aucun moment il ne faut baisser les bras.

Chirin Ebadi, avocate iranienne, a reçu le Prix Nobel de la paix en 2003.

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