vendredi 15 mai 2009

Ah! Ça Iran , ça Iran, ça Iran

Critique de cinéma : No future. Une plongée fracassante dans le Téhéran underground.

UN CERTAIN REGARD Kazi az gorbehayeh irani khabar nadareh (Personne ne sait rien des chats persans) de Bahman Ghobadi avec Negar Shaghaghi, Ashkan Koshanejad, Hamed Behad… 1 h 41. Sortie française inconnue.

C’est un film qui finit comme il a commencé : dans un flou cotonneux et livide. Entre-temps on aura vécu, les yeux exorbités, le premier événement puissant du Festival de Cannes : 101 minutes de cavalcades dans les arrières mondes et bas-fonds de Téhéran, inouïs à plus d’un titre. Un film en quatrième vitesse où la célérité n’est pas une pause ou un style pour le style, mais un état d’urgence.

Enfer. Bahman Ghobadi, réalisateur kurde iranien très mal vu en son pays pour ses deux (formidables) films précédents (Un temps pour l’ivresse des chevaux, Les tortues volent aussi), qui lui ont valu une censure totale, a tourné en dix-sept jours - sans autorisations et après des repérages en moto - dans les rues de la ville, a été empêché de filmer par la police à deux reprises et s’est sorti du pétrin en offrant aux flics des DVD interdits (dont ceux de ses propres films) ou en racontant des bobards («On tourne un documentaire sur la drogue»). Du cinéma à l’arnaque, un film à la tire.

Ce qui est relativement rassurant, c’est que même dans la plus délirante des dictatures, ce film-là a donc été possible, il est vrai conçu par une équipe technique réduite, des acteurs passe-muraille et une caméra du genre riquiqui. Ce qui est relativement inquiétant, c’est ce que ce vol à l’arraché montre et démontre qu’en ce pays, c’est un véritable enfer de simplement respirer. Surtout quand on a 20 ans et qu’on veut être les rois du monde. En l’occurrence les rois du rock’n’roll.

Ashkan, Negar et Hamed sont trois jeunes gens (deux garçons et une fille) qui aiment la musique moderne et veulent en jouer. Mais l’islam leur tape sur la tête (et ça n’est pas une métaphore), qui prétend que la musique, qui plus est occidentale, est impie puisqu’elle provoque des émotions, de la gaîté, du plaisir. Alors ces dangereux mécréants deviennent littéralement underground. Pour jouer de la musique, il leur faut descendre dans des caves profondes ou monter sur les toits, insonoriser des studios de fortune avec des cageots à œufs, guetter qu’un voisin ne les balance pas aux flics, bricoler leurs répétitions dans quelque étable d’une ferme isolée (ce qui a l’heur d’indisposer les vaches peu sensibles aux charmes d’un récital de heavy metal), magouiller des concerts en appartement pour pratiquement personne, improviser leur survie. A l’instar d’un rappeur local qui hurle que Dieu se fout de la gueule du monde, le film montre ça, cette détermination incroyable, cette liberté inaliénable, cette envie de tout foutre en l’air, de fuir au plus vite ce cauchemar (exemple ? Il est interdit de voyager en voiture avec un petit chien à bord. Pourquoi ? Parce que le chien est un animal impur). Mais il montre aussi le désir tout aussi irrépressible de résister sur place, de faire hurler les guitares électriques, de taper de la batterie à s’en faire sauter les tympans avec les pauvres moyens du bord. Et il est dit comme une routine que tous les jeunes musiciens, garçons et filles, vus ou aperçus dans le film, qui s’essaient à cette résistance, ont déjà fait de la prison (et pas qu’un peu). Et ils prennent le risque d’y retourner avec amende exorbitante et menace d’une bonne soixantaine de coups de fouet.

C’est le délire religieux in vivo, lointain et proche, inimaginable si ce film nécessaire ne lui donnait corps et âme. Avec d’autant plus de puissance, d’incarnation et de saine colère qu’il n’oublie pas d’être un récit, une dramaturgie, une intrigue, avec un sens et un goût du tempo fracassé et fracassant (Ghobadi est lui-même musicien) et des acteurs tous sensationnels dans le rôle de leurs vies. Et comme Ghobadi n’est pas la moitié d’un bon cinéaste, il rend inédit le cliché de l’humour comme politesse du désespoir.

Jésuitisme. C’est sa plus belle réussite et victoire : ce film funèbre est très souvent hilarant. Se foutre de la gueule des curés en civil ou en uniforme, les piéger à leur propre aliénation et à la vénalité qui l’accompagne (scène mémorable de tractation dans un commissariat de police), démasquer le règne généralisé de la corruption et du jésuitisme (tout s’achète pour peu qu’on soit riche, y compris le droit de se saouler, de se défoncer et de baiser qui on veut) et surtout, surtout, ne jamais négocier avec l’imposture d’un Dieu tout-puissant, ne jamais en démordre, et mordre. Le film s’appelle Personne ne sait rien des chats persans. Mais à la fin, si, on sait.

C’est gracieux un chat persan, ça ne fait pas de bruit quand ça se déplace, ça guigne la caresse et ça dort souvent. Mais à Téhéran comme ailleurs, les givrés de Dieu devraient se méfier des chats qui ronronnent trop fort. Ils pourraient un beau matin se réveiller et rugir comme des tigres.

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