vendredi 19 juin 2009

les volontaires d'Ahmadinejad

Achacune de ses réunions électorales, ils étaient là, en première ligne. Discipline militaire, visage mangé par la barbe, chemise flottant sur le pantalon et regard fixe de celui qui ne connaît pas le doute, les bassidjis, en rangs serrés, ont soutenu "leur" candidat, le président Mahmoud Ahmadinejad qui joue sa réélection le 12 juin : "Ahmadi nous t'aimons ! Ahmadi nous te voulons !" En 2005 déjà, les miliciens bassidjis - les "volontaires mobilisés" - avaient joué un rôle décisif pour forcer l'élection de ce président populiste issu de leurs rangs et du même milieu modeste, pieux et provincial. Un président qui, comme eux, affiche sa foi dans le Madhi, "l'imam caché", dont ils espèrent le retour imminent sur terre. Et qui, en voulant ramener l'Iran aux principes du début de la révolution islamique de 1979, a revivifié la mémoire de la terrible guerre Iran-Irak (1980-1988). Un carnage qui a fait un million de morts et dont les bassidjis ont été les héros, tombant en masse, à peine âgés de 14 ou 15 ans parfois, dans les champs de mines et les sables du désert.

Dans l'immense cimetière de Behecht-e-Zahra, au sud de Téhéran, embusqué dans les longues allées lugubres du carré des "martyrs" hérissé de drapeaux effilochés par le vent, le passé se refuse à mourir. Les photographies poignantes de ces jeunes, ceints du bandeau rouge des volontaires, jaunissent dans leurs petites vitrines individuelles, mais leur souvenir est soigneusement entretenu. Un musée, au sein du cimetière, est là pour y veiller avec force souvenirs macabres, y compris des vêtements en lambeaux, et, en fond sonore, les inévitables chants révolutionnaires.

Ce jour-là, devant la sépulture de Dariouch, 16 ans, il y avait sa soeur Meshmaz, ombre noire en tchador de deuil, occupée à laver la pierre tombale à l'eau de rose. "Il était au lycée. Quand nous avons voulu le retenir il a souri et a dit "je me sens appelé", se souvient-elle. Et puis, il a ajouté, "un jour vous serez fiers de moi". On ne l'a pas revu, il est mort dans une attaque chimique." Et se sent-elle fière ? "Bien sûr !, dit-elle avec force, mais aussi triste. Tous ces jeunes ici, quel gâchis. Quand je vois les bassidjis d'aujourd'hui, je ne comprends pas toujours. Les nôtres sont morts pour donner un avenir à l'Iran. Eux ont la nostalgie d'un passé qu'ils n'ont jamais connu. Quelle est leur place ?"

Le savent-ils eux-mêmes ? Ce cimetière, c'est un peu leur lieu de prédilection. "Dans le silence des tombes, je cherche les réponses à mes questions. Je les envie d'être morts en martyrs", nous avait expliqué lors d'une visite à Behecht-e-Zahra, Amir Jahantab, 21 ans. En chemise blanche sur sa motocyclette, ce jeune homme aux allures modernes, confiait son mal-être qui est aussi celui de bien des bassidjis de la nouvelle génération. "Je viens ici pour trouver le sens de ma vie. La société m'ennuie." Son compagnon, plus méfiant, Mahdi Abdoljabbari, 20 ans, bassidj depuis huit ans, avait ajouté : "Ahmadinejad nous fait retrouver la véritable essence de la révolution. Nous sommes les soldats de Dieu. Lors de la guerre au Liban en 2006, je voulais rejoindre les frères du Hezbollah. On m'a dit non. Je suis prêt, le martyr est dans ma vie."

Entre passé, présent et futur, les "volontaires" ont fini par former une sous-culture enkystée dans la société. Endoctrinés dans les mosquées, entraînés militairement dans des camps, les miliciens sont présents dans les entreprises et les universités, s'occupent à l'occasion d'oeuvres sociale, assurent - de façon plus que musclée - la sécurité intérieure. Ce sont les "SA" (troupes d'assaut) du régime, se plaignent les étudiants durement réprimés ces dernières années.

Combien sont-ils ? On l'ignore, 900 000 avancent certaines sources. Ibrahim Yazdi, qui fut le premier ministre des affaires étrangères de la République islamique, nous a parlé lors d'un précédent voyage de "5 millions de bassidjis capables de mobiliser avec leur famille jusqu'à 16 millions de personnes". Et l'analyste Saeed Leylaz avait ajouté : "Leurs camps sont sur les grands axes de Téhéran. En cas d'urgence, ils peuvent bloquer la ville en quinze minutes." La partie la plus militarisée de ces "fidèles entre les fidèles", choyés par M. Ahmadinejad, dépend des Gardiens de la révolution, l'armée idéologique du régime. Des "unités spéciales" de bassidjis oeuvrent sans ménagement contre les groupuscules extrémistes sunnites au Sistan-Baloutchistan, là où la frontière poreuse avec le Pakistan permet tous les trafics, tous les coups de main.

Un "archipel" bassidj donc, qui est loin d'être uniforme. Pour les plus "purs", la religion vient en premier. Là où tant d'autres refusent le contact avec les étrangers, Morteza et Ali, rencontrés dans le sud pauvre de Téhéran où se tenait une soirée de prières, nous avaient accueillis et présentés à leur père, Mansour Mohammanejad, bassidj dans la compagnie d'assurances Alborz. Parcours familial sans faute : le père jadis volontaire sur le front, les deux fils entrés dans la milice à 7 ans. "Aujourd'hui, nous avaient-ils expliqué, on ne se bat plus que sur le front culturel. Nous sommes les gardiens des valeurs islamiques, aux ordres directs du Guide. La prière est notre première arme."

Ces "purs" se retrouvent dans les mosquées où ils pleurent encore et encore la mort de l'imam Hussein tué par le calife sunnite à Kerbala en 680. Lors d'une soirée de lamentations (dans une pièce adjacente toutefois), un soir à la mosquée Gharoudia, à Téhéran, la célébration avait pris des allures improbables de concert techno. Sous les néons vert et blanc, serrés en une masse haletante, les participants se frappaient la poitrine en cadence, et revivaient, les yeux fous, la tuerie de Kerbala : "Hussein ! Hussein !"

Sur scène, un chanteur de lamentations, plus adulé qu'une rock star. Ce soir-là, c'était Abdol Reza Hellali qui, de sa voix rauque et sensuelle, donnait le tempo : "Tu me hantes, Hussein, tu es mon maître, Hussein !" Spectacle hallucinant de ferveur religieuse. "Je ne cherche rien, ni argent ni honneur, nous dira le chanteur, quand je chante, je ne m'appartiens plus... C'est lui, Hussein, qui chante."

Ces ultrareligieux se retrouvent à Téhéran passage Mahestan, une galerie marchande où l'on trouve pierres de prières avec boussole pour trouver la direction de La Mecque, fouets pour les processions de l'Achoura, et toutes les vidéos de ces chanteurs inspirés par leur maître à tous, Mansor Arziz, qui a fondé une véritable école de chant. Pour Moharram, le deuil chiite, le patron du magasin A la Fleur de Narcisse nous confiera avoir vendu en un mois 600 CD de Mahmoud Karimi, l'étoile montante au hit-parade des lamentations. Sur des téléviseurs, les cassettes passent en boucle, il n'est pas rare d'y voir larmes aux yeux, se frappant la poitrine, Mahmoud Ahmadinejad.

Etre bassidj, c'est aussi l'assurance d'une ascension sociale pour les plus démunis. Ils ont des bons d'achat et de transport, des quotas réservés à l'université, des aides pour la famille. Et une certaine "impunité". Le côté "pur" se dilue dans le côté pratique. Ne seraient-ils plus qu'une simple caste de la nomenklatura islamique ? "Les bassidjis sont devenus un groupe de pression. Ils tirent juste des bénéfices de leur situation", dénonce le journaliste Amir Bahai.

Reza Hodjati, enseignant réformateur, lui, est plus amer encore. Très religieux, il était parti pour le front irakien, à peine adolescent avec 120 bassidjis d'Ispahan. Vingt sont rentrés vivants, y compris lui, en dépit de la balle qui lui a traversé le poumon. Il a quitté la milice mais a chèrement gagné, estime-t-il, le droit de la critiquer. Et il ne s'en prive pas. "De mon temps être bassidj, c'était être à l'unisson de la société. Khomeyni disait : "Je baise votre bras qui nous défend." Aujourd'hui, le clergé est devenu une aristocratie, les bassidjis sont les troupes d'assaut du régime. Quelle déchéance ! C'est une minorité qui contrôle la société. A l'université, lors des émeutes de 2003, ils ont réprimé leurs camarades sans état d'âme, en poussant même certains par les fenêtres. Je souffre de voir tout cela fait au nom des anciens "volontaires"."

Troupe de choc monolithique ? sans doute pas. Des fissures apparaissent parmi les miliciens. La mauvaise gestion du gouvernement sortant, qui a placé l'Iran dans une situation économique difficile, se ressent durement dans les provinces. Pour certains bassidjis, eux-mêmes fils des campagnes, réprimer la grogne ambiante est un dilemme. Il y a deux ans, à Cachan, lors d'une grève dans une usine textile, les bassidjis ont rejoint les ouvriers contre la police. De même, dans la province de Guilan (nord) dévastée par la crise, des miliciens s'étaient adressés à M. Ahmadinejad, il y a quelques mois, dans le journal Guam : "Monsieur le Président, demandez aux gens quelle est leur préoccupation ? Ils vous répondront le travail. Cette province a donné 8 000 martyrs à la République, elle mérite plus de justice et un meilleur niveau de vie."

"A la présidentielle de 2005, plus qu'une élection, nous avons eu une démonstration de force des casernes pour M. Ahmadinejad, conclut Ali Moheni, ex-bassidj, proche des réformateurs, c'est comme si nous avions dû affronter un rhinocéros les mains attachées dans le dos." Cette fois ? "La situation évolue. Il n'y a que les chiens qui ont la maladie de la fidélité", dit-il sans avoir l'air d'y croire.

Marie-Claude Decamps

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