jeudi 4 décembre 2008

L'homme qui croit au dialogue entre Etats-Unis et Iran

RENCONTRE. Les Etats-Unis doivent négocier une trêve au Moyen-Orient avec l'Iran... Alors que résonne encore la rhétorique guerrière de George W. Bush, l'idée peut surprendre, surtout venant d'un Américain. Mais Robert Baer, 55 ans, n'a rien d'un analyste en chambre farfelu. Cadre de la CIA pendant vingt et un ans, spécialiste des mouvements islamistes, c'est un «homme de terrain» qui a mené des opérations clandestines et connaît personnellement les leaders politiques de cette partie du monde, alliés ou adversaires de l'Amérique. Etre incarné par George Clooney dans le film «Syriana», que Steven Soderbergh a tiré de ses mémoires d'espion, n'a fait qu'ajouter un peu de glamour à sa légende. Aujourd'hui sorti de l'ombre, après une parenthèse comme consultant privé, c'est comme écrivain et journaliste qu'il exploite ses contacts et publie ses analyses. Et s'il se dit toujours rejeté de Washington, les conclusions de son dernier livre, «Iran. L'irrésistible ascension», ont de meilleures chances de trouver un écho sous Barack Obama que sous ses deux prédécesseurs. De passage à Paris pour défendre son ouvrage, il a répondu aux questions du parisien.fr.

En démontrant dans votre livre pourquoi les Etats-Unis doivent négocier avec l'Iran, qui cherchez-vous à convaincre ?
Robert Baer. Je sais que mon public est limité. A Seattle, dans le Middle West ou même sur la côte ouest, on me regarde comme un Alien. Mes lecteurs sont à Washington, au Pentagone, à la CIA, aux Affaires étrangères, un peu en Israël et en Arabie Saoudite. Le genre de lecteurs qui lisent même les notes en bas de page... Ce livre-ci est le fruit de trente ans de travail, de recherches très, très poussées. Et plus vous creusez profond, moins vous avez de lecteurs. C'est un livre iconoclaste, je ne suis payé par aucun institut, aucun journal. Et il est «impressionniste» parce que je ne peux citer aucune de mes sources, sous peine de violer les lois fédérales. Si je révèle d'où viennent mes informations, je vais direct en prison. Il n'est donc d'aucune utilité aux universitaires ou aux journalistes. Mais si mes lecteurs s'adressaient aux mêmes sources que moi, ils parviendraient aux mêmes conclusions, et tous les gens qui connaissent de près l'Iran me rejoindront.
Il y a deux ans, dans votre roman «Et la maison s'envolera», vous laissiez entendre que les Iraniens étaient derrière le 11 Septembre. Et maintenant, vous dites qu'il faut négocier avec eux...
Dans le roman, je pars de faits réels reposant sur des renseignements fiables, mais dont je n'ai pas les preuves matérielles. Si je les avais, je me tournerais vers la commission d'enquête sur le 11 Septembre. Il y a une partie du gouvernement iranien, des services de renseignement iraniens, qui agit de manière indépendante et pourrait être impliquée dans ces attentats. Ca n'est pas suffisant pour que je condamne tout un pays.
Ce week-end encore, le président iranien Ahmadinejad a prononcé un discours virulent contre Israël...
C'est un comique. Il n'a aucun pouvoir. C'est le symétrique de George W. Bush lorsqu'il parle de l'Iran ou de la Corée du Nord. De la pure propagande. Les Iraniens eux-mêmes ne le prennent pas au sérieux. Ils ont ce genre de blague sur lui : Ahmadinejad se tient devant son miroir et dit : «Bon, les poux mâles à droite, les poux femelles à gauche !»... La seule préoccupation des Iraniens, c'est d'avoir un boulot. Les religieux ont très peu d'influence sur leur vie quotidienne. Il y a une ligne rouge à ne pas franchir, mais ils s'en moquent.
Et les Gardiens de la Révolution, les Pasdarans qui sont au coeur du régime, ils prennent leur président au sérieux ?
Pas tous. La majorité soutient Khatami, un modéré. Mais ceux qui ont le pouvoir sont machiavéliques, ils veulent la victoire en Irak. Dans trois ans, les Américains partiront, les chiites irakiens auront besoin d'armes, d'organisation, de discipline, ils auront besoin d'un allié. Les Iraniens veilleront à ne pas imposer leur culture perse à des chiites arabes, ils sont assez intelligents pour cela. L'Irak sera un satellite de l'Iran, un peu comme la Yougoslavie l'était de l'URSS. Les Américains partis, nous retomberons dans l'oubli. Pour moi, le fait d'avoir sacrifié des soldats et dépensé des milliards de dollars pour envahir un pays et éliminer un dictateur ne se justifiait pas. Qu'est-ce qu'on en retire si l'Iran étend son influence sur l'irak ?
Votre livre traduit une réelle fascination pour ce pays...
Par expérience, je sais que les Iraniens sont un peuple sophistiqué, cultivé, qui a le sens de l'histoire, de la philosophie, un peuple patient aussi. Les Etats-Unis ont la mentalité MTV, on pense à court terme, on zappe sans cesse. Le problème, c'est que si quelqu'un à Tel Aviv affirme que l'Iran menace l'existence d'Israël, personne à Washington n'ose le contredire.
Les attaques suicides contre Israël semblent avoir diminué. L'Iran y est-il pour quelque chose ?
Pour les Palestiniens, s'en prendre à des cibles civiles appartient au passé. Le culte des kamikazes est en train de s'éteindre. Est-ce parce que les Iraniens ont fait du Hamas une organisation plus structurée, avec des buts à long terme ? Je me le demande. Les attentats n'ont servi qu'à irriter les Israéliens qui ont accentué la répression en Cisjordanie. Les Iraniens avaient utilisé les attentats suicides au Liban, mais ils sont passés à autre chose : ils sont plus puissants, ils n'ont plus besoin de ça. Ce qu'ils prêchent aux Palestiniens, c'est qu'ils ont la démographie pour eux. Tout en les équipant de roquettes à Gaza.
Comment vous considère-t-on à Washington ?
Comme un iconoclaste. Mes idées les intéressent pourtant. J'ai reçu des invitations du ministère de la justice, du département d'état, que j'ai déclinées. Je ne veux pas avoir de liens avec eux, ils ont une mentalité grégaire, surtout en matière de terrorisme. Ils sentent le vent pour savoir dans quelle direction aller, et ils supportent la guerre en Irak. Quant aux journalistes américains, ils n'ont pas besoin de voir juste, mais d'aller dans le sens du courant. C'est la même mentalité qu'à Hollywood, il faut s'allier l'opinion publique à tout prix, même en ayant tout faux. Si Obama veut survivre à Washington, c'est cette culture qu'il va devoir surmonter, y compris chez les Démocrates...
Vous n'êtes pas plus proche des Démocrates que des Républicains ?
Si, je suis démocrate, je soutiens à fond Obama. Notamment parce qu'il a une politique très avancée, très solide, sur l'environnement.

Si on vous proposait une mission ou un poste de conseiller ?
Ca n'arrivera jamais car ils savent que je ne sais pas la boucler. Je suis le dernier qu'ils viendraient chercher, car je dis toujours ce que je pense. Or, un président a besoin de discipline autour de lui. Il ne peut tolérer aucun renégat. Et si Obama échoue dans les quatre ans à venir, les USA échoueront dans les 50 ans à venir. Mais il sait ce qu'il fait et conserver Bob Gates à la Défense est une décision intelligente. Si on se retire d'Irak ou d'Afghanistan, après tout, c'est aux chefs militaires de le faire. Ils ont tous déjà déclaré qu'il fallait se retirer et Obama va se ranger à leur politique.

Vous avez intégré la CIA en 1976 et y êtes resté vingt et un ans. Dans quelles conditions en êtes-vous parti ?
J'étais devenu un paria. J'ai essayé d'éliminer Saddam Hussein. Je pensais que c'était la solution. Mais quand vous programmez une opération pareille, assassiner Saddam sans l'accord du président, vous vous attirez de gros ennuis. Et lorsque le président des Etats-Unis (Bill Clinton, NDLR) est furieux contre vous, croyez-moi, votre carrière est terminée. Bien sûr, après cela, j'aurais pu rester jusqu'à la retraite, toucher mon salaire, mais sans jamais grimper dans la hiérarchie

Vous pensiez pouvoir émininer Saddam sans déclencher le chaos ?
Saddam était aussi stupide que ses fils étaient brutaux. On pouvait très bien se débarrasser d'eux et laisser le système en place. J'avais cinq généraux irakiens prêts à prendre la suite, à diriger le pays. On m'a stoppé.

Quand vous retournez au Moyen-Orient, c'est à quel titre ?
Comme journaliste. J'ai réalisé plusieurs documentaires pour Channel 4, en Angleterre, sur les attentats suicides ou sur les attentats à la voiture piégée. Deux phénomènes décisifs sur la politique dans la région. J'ai des visas sans problème. J'en ai même eu un pour l'Iran, ce qui m'a surpris. J'imagine qu'ils savent pourtant qui je suis. Ils ont pris mes empreintes à l'aéroport. On a même été chaperonnés par un officier du président. L'Iran est un pays étrange. Recevoir un ancien de la CIA qui les a mis en cause dans ses livres... J'ai même reçu un e-mail de Khatami, qui avait lu mon livre et compris le message.

Vous voyagez partout ?
Sauf en Arabie Saoudite. Ils m'ont invité, une fois, mais c'était peut-être pour un aller simple. J'ai un dégoût très personnel pour eux, qui se ressent dans mes livres. Ils sont arrogants, stupides, paresseux et gras. Ils n'ont rien fait pour les Palestiniens, juste dépensé de l'argent. Au fond, les princes saoudiens sont faits pour s'entendre avec Washington !

Votre premier poste à la CIA a été l'Inde. Que pensez-vous des récentes attaques à Bombay ?
Elles traduisent l'effondrement du Pakistan. Le pays s'est désintégré et ses services de renseignement, les fameux ISI, font un peu ce qu'ils veulent. Mais je ne crois pas Zadari ou les généraux assez fous pour attaquer l'Inde. Les militaires pakistanais ont pris goût à l'argent américain, les 10 milliards de dollars d'aide sont allés tout droit dans leurs somptueuses propriétés à Karachi. C'est le déclin de l'empire romain. Je me sens pourtant proche de ce pays, je viens d'adopter une petite Pakistanaise. Elle a seize mois, on l'a appelée Khyber, comme le passage de Khyber, dans les montagnes.

Etre incarné à l'écran par George Clooney dans «Syriana» vous a-t-il aidé ou desservi ?
C'était sympa de découvrir Hollywood. Les jets, les tapis rouges, tous ces gens aux petits soins... jusqu'à tenir mon portable et répondre à mes appels à ma place ! C'est comme découvrir une autre culture. Beaucoup de gens à Hollywood sont incapables de se concentrer, ils se réveillent juste le matin en se disant : et si on faisait un film à succès ? Mais certains aussi ont du talent. J'y ai quelques amis. Sinon, je mène une vie paisible à Berkeley, en Californie. J'ai aussi une maison de campagne en France, en Bourgogne, mais elle est vide. Comme je me suis offert un nouveau vélo, je vais peut-être y revenir, pour faire la route entre Beaune et Cosne-sur Loire.


Son livre : une enquête dense et foisonnante

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