dimanche 25 janvier 2009

Ambiguïtés iraniennes

La peinture s'écaille sur les murs de l'ancienne ambassade américaine à Téhéran, ce "nid d'espions", comme l'appelaient les étudiants islamiques qui s'en sont emparés en novembre 1979, mais on distingue encore le slogan "L'Amérique est impuissante" derrière une statue de la Liberté agonisante. A quelques rues de là, un immeuble affiche sur toute sa hauteur une bannière étoilée flambant neuve : les étoiles sont des têtes de morts, les rayures, des trajectoires d'obus. Entre ces deux "créations artistiques" : trente ans de révolution iranienne, trente ans d'antiaméricanisme.

L'un ne va pas sans l'autre, tant la République islamique s'est fondée sur l'"indépendance nationale" face au régime du chah inféodé à Washington. Un ressort nationaliste fortement teinté d'anticolonialisme qui trouve une de ses sources dans la "faute originelle" du coup d'Etat de la CIA contre le premier ministre Mohammad Mossadegh, en 1953. Et qui a fonctionné à chaque fois, de la guerre Iran-Irak (1980-1988), appuyée par Américains et Occidentaux contre Téhéran, jusqu'à l'infinie guérilla diplomatique sur le dossier nucléaire iranien. Trois séries de sanctions contre Téhéran du Conseil de sécurité des Nations unies n'ont pu dénouer la crise : l'Iran affirme son "droit" à enrichir de l'uranium dans le cadre d'un programme de recherches civil ; Washington et ses alliés soupçonnent des applications militaires et veulent y mettre un terme.

Bill Clinton et George Bush se sont cassé les dents sur le dossier du nucléaire iranien. Entre-temps, le ton est monté, l'Iran s'est vu classé dans "l'axe du Mal" américain et régulièrement l'option d'aller bombarder les centres nucléaires iraniens refait surface. De son côté, le "messianique" et fondamentaliste président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, dénonce "l'appui inconditionnel" de Washington à un Israël qu'il voudrait voir "rayé de la carte". Entre-temps aussi, la situation au Moyen-0rient a évolué.

L'Iran est "isolé", mais il est aussi devenu incontournable : en Irak, où les chiites ont pris la main ; au Liban, où le Hezbollah, parrainé par Téhéran, a remporté une victoire sur les Israéliens en 2006 ; sur la question palestinienne, où M. Ahmadinejad, le persan chiite, cherche à se positionner en "leader de la rue arabe", face à des pays arabes modérés gênés par leurs alliances américaines. Au Pakistan, en Afghanistan, partout, Iraniens et Américains se retrouvent nez à nez. "Condamnés à s'entendre par pragmatisme", comme l'expliquait un diplomate occidental ? Face à l'inextricable dilemme iranien, Barack Obama, le nouveau président américain, l'a dit, il cherchera une "autre approche", évoquant une sorte de "dialogue dans la fermeté", sans autres détails.

Qu'en est-il en Iran ? M. Ahmadinejad, qui - geste inhabituel - a envoyé un message de félicitations à M. Obama, a fait savoir : "Si le changement annoncé est réel et la nouvelle approche basée sur le respect, nous l'accueillerons et prendrons les mesures appropriées."

Devant un feu de cheminée dans un salon à l'élégance que l'on pourrait qualifier d'"anglaise", si le mot n'avait des connotations "coloniales", de son ministère, le vice-ministre des affaires étrangères et ex-ambassadeur à Paris, Ali Ahani, nous a expliqué ce que pourraient être, vues d'Iran, les bases d'une détente avec les Etats-Unis.

Obama, disait-il, doit rompre avec la "détestable politique agressive de Bush". Conseillant un certain "réalisme" au président américain, il l'exhortait à changer sur deux points fondamentaux, véritables épines plantées depuis des années dans l'orgueil national et la préoccupation du régime pour sa sécurité. D'abord reconnaître, enfin, la République islamique pour ce qu'elle est, une République pérenne qui peut aider à la stabilité de la région - "Nous avons essuyé trente ans d'embargo, de sanctions, de menaces et nous sommes toujours là." Ensuite, admettre que de nouvelles puissances, dont l'Iran, "sont apparues sur la scène internationale" : "Nous sommes entourés de pays en crise, mais nous sommes un partenaire à ne pas négliger car nous avons notre poids dans la région, dans le monde et dans le monde islamique", rappelait M. Ahani.

Et il ajoutait : "Les Américains sont toujours sur la même analyse. Les données ont changé mais ils n'ont toujours pas changé de partenaires. Regardez Gaza et la crise entre l'Egypte, l'Arabie saoudite et leurs opinions publiques. Vous croyez que les Américains pourront toujours compter sur ces pays à l'avenir ?" Téhéran serait-il prêt à un geste sur le nucléaire ? "Une suspension, préalable à tout dialogue, de l'enrichissement d'uranium est hors de question, assurait M. Ahani. Nous avons suspendu sous la présidence Khatami, on a aussi aidé dans la lutte contre les talibans en Afghanistan. Et comment a-t-on été remercié ? En étant placé dans "l'axe du Mal"."

Un dialogue ? Beaucoup l'espèrent. En attendant, Téhéran veut montrer qu'il l'abordera en force : à quelques heures de l'investiture de Barack Obama, les services iraniens annonçaient l'arrestation de quatre personnes impliquées, selon eux, dans un complot de la CIA pour fomenter une "révolution de velours en Iran".

"En réalité les autorités auraient préféré une victoire de McCain. Ce Barack Obama qui parle d'ouverture ça les met mal à l'aise, explique l'essayiste et économiste Saeed Leylaz. Une petite frange de fondamentalistes, plus radicaux encore que le président, ont peur que si Obama les accule par trop d'ouverture à ouvrir eux aussi le régime, tout leur échappe des mains. J'appelle ça, le syndrome Gorbatchev. Une perestroïka iranienne les épouvante..." D'où, dans les journaux conservateurs, qui se servent fort à propos de l'émotion engendrée par les morts de Gaza, un regain de critiques contre les Etats-Unis. "Qui commandera à la Maison Blanche, interrogeait un éditorial récent. Obama, le Pentagone ou les sionistes ?"

"Franchement, notre ressentiment contre l'Amérique est tel que je le crois inscrit dans nos gènes", confie, dans un petit sourire poli Shariat Madari, directeur du groupe de presse conservateur Keyhan et homme parmi les plus influents du régime. D'un geste, il désigne dans sa bibliothèque les 10 volumes reliés tirés des papiers du "nid d'espions" américain en 1979. "A Keyhan, dit-il, on n'est pas positif sur Obama depuis le début. Nos diplomates et M. Ahmadinejad le sont un peu plus. Mais que peut un président américain ? Bien peu. Et sur quelle base s'accorder ? Quand il y a un voleur, la justice exige-t-elle de la victime qu'elle se prête à un compromis ?"

Chez les réformateurs, en pleine effervescence à l'approche du scrutin présidentiel de juin, le ton est plus positif. "Nous, les réformateurs, nous nous sommes toujours bien entendus avec les démocrates américains, mais si Ahmadinejad reste en place, rien ne bougera", commente Said Adjarian, désabusé. Pourtant ce politicien difficile à faire taire, victime d'une tentative d'assassinat qui l'a laissé handicapé, est un concentré d'optimisme. "Il nous restera, dit-il en riant, le "rêve américain". Ici, on critique les excès commis à Guantanamo et la politique américaine, mais nos jeunes diplômés sans emploi admirent les Etats-Unis où le travail est une valeur reconnue."

Presque sous la fresque de la bannière étoilée "revisitée", au centre de Téhéran, une vieille femme accroupie vend des tee-shirts sur le trottoir. Dessus, une simple inscription : "USA". Sur les grandes artères, vendeurs de donuts (beignets) noyés de chocolat comme à New York, et fast-foods de hamburgers alternent. Et tel dignitaire qui vous reçoit pour pourfendre la politique de Bush boit sans sourciller son Coca-Cola ou touille dans sa tasse de café son "coffee mate" (substitut de lait) à l'américaine.

Au hit-parade des diplômes, le MIT (Massachusetts Institute of Technology) écrase Cambridge ou la Sorbonne, et "abroad" (à l'étranger) est synonyme d'Amérique. Trois millions d'Iraniens y vivent, surtout à Los Angeles (baptisée ici Téhér-Angeles). Chaque soir, des millions d'Iraniens se connectent sur Internet où regardent par satellite les programmes en farsi émis depuis la Californie. "L'Amérique est là, embedded dans notre culture derrière le bouton de la télévision !", déplorait un universitaire iranien conservateur.

L'ayatollah Khomeiny avait beau dire au début de la révolution que "l'Amérique est un serpent blessé", trente ans après, son venin se diffuse toujours. Près de la place Jaleh où les soldats du chah tirèrent sur la foule, haut lieu de vénération des premiers martyrs, un magasin vend les roller skates les plus performants. Dans les librairies il n'est pas rare de voir des affiches de Marlon Brando, Al Pacino ou James Dean. Et même dans ce saint des saints qu'est l'immense mausolée où repose l'ayatollah Khomeiny, une boutique destinée aux pèlerins propose, noyés dans des articles anodins, poupées Barbie, cassettes vidéo de Spiderman, Hulk et autres Mad Max.

"Le rock américain, c'est ma vie, disait Dariouch, chanteur d'un groupe de rock alternatif au chômage (le bassiste a émigré en Grande-Bretagne et le guitariste en Italie). Mais on dit tant de choses sur les Etats-Unis. Je ne suis pas prêt à brader l'indépendance de mon pays pour autant. Haine et fascination, l'Amérique nous rend schizophrènes."

Au terme d'une conversation très docte sur l'évolution de la révolution, l'hodjatoleslam Ansari, un réformateur plutôt "ouvert", s'interrompra soudain pour constater : "Vous savez, ce slogan d'Obama, "Yes, we can", ça aussi les Américains nous l'ont pris ! L'ayatollah Khomeiny détestait le mot "impossible". Et chaque fois qu'on lui disait, c'est impossible de renverser le chah, il répondait agacé : "Si, nous pouvons..."

Marie-Claude Decamps Téhéran, envoyée spéciale

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