mercredi 1 avril 2009

A Herat, dans l'ouest afghan, Iraniens et Américains rivalisent d'influence

Reportage:
Piles de cartons de friandises, aux couleurs fruitées, bureau acajou surmonté d'un ordinateur : le magasin de Shah Massoud Hakimi est un endroit un brin baroque. "Les sucreries vont bientôt être envoyées en Iran", sourit l'homme d'affaires à la barbe poivre et sel. Dehors, la rue grouille de véhicules pétaradants.

Dans ce quartier commerçant de Herat, la principale ville de l'Ouest afghan, non loin de la frontière avec l'Iran, l'économie tourne, indifférente à une "guerre" plutôt lointaine qui concerne au premier chef les provinces de l'est et du sud du pays.

A côté des stocks de bonbons de Shah Massoud Hakimi, Mohamad Rafi vend des motos. Il importe les pièces détachées (moteurs de Chine, selles et roues) d'Iran et les assemble à Herat.

Mèche gominée et veste de jean, Mohamad Rafi est un jeune homme pressé. Il se partage entre la faculté d'économie et le monde des affaires où il excelle déjà. "Mes profits augmentent de 10 % à 20 % par an", se réjouit-il.

Friandises made in Afghanistan exportées en Iran, pièces détachées made in Iran importées en Afghanistan : la promenade au coeur du bazar d'Herat dit mieux qu'un catalogue de statistiques l'étroitesse des liens entre cette région occidentale de l'Afghanistan et l'Iran. L'histoire pèse ici de tout son poids. Herat fut jadis intégrée à intervalles réguliers dans les empires perses.

Téhéran a longtemps revendiqué cette cité stratégique, sur les routes commerciales reliant Moyen-Orient et sous-continent indien, jusqu'à ce que Londres fasse barrage à ses ambitions quand les impératifs du "Grand Jeu" imposèrent au XIXe siècle d'ériger l'Afghanistan en Etat tampon face à la Russie. L'annexion politique a échoué, mais l'influence culturelle reste déterminante, surtout par le biais de la langue - le farsi - parlé par la population locale. Entre 1981 et 2001, les trois millions de réfugiés afghans en Iran, fuyant l'occupation soviétique, la guerre civile puis le règne des talibans, ont ravivé cette intimité ancestrale. Le vendeur de bonbons Shah Massoud Hakimi en parle avec nostalgie. "L'argent des réfugiés en Iran était une source financière importante pour Herat." Paradoxe de la paix revenue : le retour au pays des exilés a tari la manne.

Mais un autre flux est en train de se dessiner. Plus politique, davantage chargé d'arrière-pensées. Téhéran, soucieux d'enraciner son influence dans cette région frontalière, participe activement à la "reconstruction" de l'Afghanistan post-taliban. La route reliant le poste-frontière d'Islam Qala et Herat a été construite avec des fonds iraniens. De même, Téhéran finance une ligne de chemin de fer (125 km) qui assurera la liaison entre la ville iranienne de Khaf et Herat. Tout aussi stratégique, environ un tiers de l'électricité consommée par Herat est livré par les Iraniens.

"Les Iraniens s'activent beaucoup à Herat, ils considèrent que cette région représente pour eux un enjeu de sécurité nationale", décode Rafiq Shahih, professeur à l'université d'Herat. Selon des sources locales, le consulat iranien d'Herat est fort d'un contingent d'une quarantaine de diplomates, pas seulement mobilisés sur les projets de développement.

La minorité chiite fait l'objet de toute leur sollicitude. Lors des fêtes religieuses, le consul s'affiche à la mosquée Sadiqiya, restaurée grâce à des fonds iraniens. La revue de la mosquée, Payamsadiq ("Message de Sadiq"), ainsi qu'un magazine pour enfants, Shogofaha ("Fleurs de l'enfance"), sont notoirement financés par le consulat. Librairies et madrasas sont également choyées. "Les Iraniens sont là pour contrer l'influence américaine", explique Rafiq Shahih. Américains et forces de l'OTAN ont établi trois bases dans la province d'Herat. "Les Iraniens s'en inquiètent, précise M. Shahih. Ils peuvent craindre qu'elles ne soient utilisées en cas de crise ou de conflit avec Washington."

La suspicion est réciproque. Les Américains surveillent aussi l'activisme iranien dans la région. Selon les observateurs locaux, cette obsession d'endiguer le jeu de Téhéran est la clé du raidissement centralisateur de Kaboul ces dernières années vis-à-vis de Herat.

Un minipsychodrame avait éclaté en 2004 quand l'homme fort du cru, Ismaël Khan, a été rappelé à Kaboul. Issu de la communauté tadjike - majoritaire dans la province - Ismaël Khan était l'archétype du seigneur de la guerre, fer de lance des combats contre les talibans avant d'être nommé, après 2001, gouverneur local. Féodal à poigne, mû par un conservatisme religieux qui avait froissé des Heratis de culture plutôt libérale, il s'était néanmoins taillé une solide popularité en développant l'économie locale.

Alors que la reconstruction s'enlisait partout ailleurs en Afghanistan, Herat brillait avec insolence. Fort de son "modèle", Ismaël Khan cultivait un autonomisme qui a fini par exaspérer Kaboul. Sous l'évidente pression américaine, le président Hamid Karzaï a fini par le déloger de son fief. "Les Américains ont pu penser qu'Ismaël Khan était tombé sous l'influence de l'Iran", analyse M. Shahih. La coupable connexion n'a jamais été franchement établie, mais il ne fallait prendre aucun risque : Herat ne doit pas basculer de l'autre côté de la frontière.

Frédéric Bobin



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