mercredi 8 juillet 2009

Iran : le chaos au quotidien

Au plus fort de la crise, le travail des envoyés spéciaux, dont Delphine Minoui, a été compliqué par les autorités iraniennes (Crédits photo : Borzou Daragahi).

CARNETS DE REPORTAGE (II) - Après l'euphorie de la campagne, notre envoyée spéciale, Delphine Minoui, raconte comment la rue a vécu la répression postélectorale.


Lire la première partie : Les deux semaines qui ont ébranlé l'Iran


13 juin - De l'euphorie à l'incompréhension

Le réveil est brutal. «Ahmadinejad a gagné ! C'est impossible…», enrage, au bout du fil, un professeur d'université. Sa voix est cassée. Selon le ministère de l'Intérieur, le président sortant a été reconduit, avec 62 % des voix, contre son adversaire principal, Mir Hossein Moussavi. L'ayatollah Ali Khamenei, numéro un du régime, parle de «vraie fête» qui peut «garantir le progrès du pays, la sécurité nationale et une voie durable». Une onde de choc se propage à travers Téhéran. De taxi en taxi, de bureau en bureau, de maison en maison. Nous fonçons au journal Etelaat où Moussavi doit s'exprimer. À 14 heures, nous y sommes accueillis par un barrage de police. «Ils veulent le faire taire», soupire un de ses partisans. La mine déconfite, il distribue discrètement des photocopies du discours que devait tenir le candidat réformiste. Le ton est ferme : «Je ne me résignerai pas à cette dangereuse parodie», écrit Moussavi. Pour lui, il est évident qu'il y a eu fraude : déficit en bulletins dans certaines grandes villes, fermeture anticipée de certains bureaux de vote… Très vite, des attroupements commencent à se former. Place Vanak, des centaines de manifestants hurlent «Mort au dictateur !» et «Mort au coup d'État !», à l'endroit même où, plusieurs soirs d'affilée, des bandes joyeuses s'étaient rassemblées pour soutenir Moussavi… Dans leur uniforme noir, les forces antiémeute sont sur la défensive. Les coups de bâton partent. Furieux, des jeunes se mettent à brûler des poubelles. Une moto de la police y passe. «Nous ne nous tairons pas», hurle un manifestant. Inquiets, les boutiquiers des alentours se mettent à baisser leurs rideaux de fer. À la tombée du soir, la contestation s'amplifie. Pendant toute la nuit, j'assiste, en longeant les murs, à de vrais combats de rue entre manifestants et bassidjis - les miliciens islamistes pro-Ahmadinejad qui viennent de rejoindre la danse. L'ambiance est apocalyptique. Sous nos yeux, des fourgonnettes noires embarquent les blessés, vers on ne sait où. À quelques heures du lever du jour, une odeur suffocante de pneus brûlés flotte sur la ville.

14 juin - Ahmadinejad et les graines de poussière

J'allume la télévision d'État. Au zapping : cours de sports, dessins animés japonais doublés en persan et programmes éducatifs sur la famille. De la violence d'hier, pas un seul mot, pas une seule image. Dans les rues, l'activité reprend son cours, comme si de rien n'était. Les détritus ont été balayés à la va-vite. Lors de sa première conférence de presse, retransmise en direct sur le petit écran iranien, Mahmoud Ahmadinejad affiche un sourire radieux. «En Iran, l'élection était réelle et libre», annonce-t-il, en comparant les pro-Moussavi à «des supporters de match de football dont l'équipe a perdu» et qui «grillent un feu rouge en sortant du stade». Plus tard, lors d'un bain de foule avec ses partisans, il parle de «grains de poussière», allusion aux contestataires. «Il a raison. Les manifestants sont des terroristes manipulés par l'Occident !», souffle une supportrice pro-Ahmadinejad amenée par bus depuis la banlieue sud. Mais, pour de nombreux électeurs, l'affront est indigeste. «Si j'avais su que mon vote ne serait pas pris en compte, je n'aurais pas voté», regrette une mère de famille. «Je ne peux pas nier qu'il soit aimé dans les campagnes et dans les milieux religieux. C'est une réalité qu'on ne peut ignorer. Mais ce qui me fait peur, c'est son mépris à l'égard de tous ceux qui ne pensent pas comme lui», ajoute-t-elle. Impossible de contacter les proches de Moussavi. Leurs portables sont tous éteints. J'apprendrai plus tard qu'ils sont nombreux à avoir été arrêtés. Leurs bureaux ont été placés sous scellés. Les partisans d'Ahmadinejad, eux, refusent de commenter la situation. La nuit s'annonce longue et violente. La contestation gagne les grandes villes de province : Shiraz, Ispahan. Je n'ai jamais vu un tel soulèvement populaire depuis les émeutes étudiantes de 1999. À l'époque, le mouvement avait vite été sévèrement réprimé. Les manifestants pourront-ils, cette fois-ci, tenir tête ? «On compte sur Moussavi pour nous soutenir. Mais s'il finit par se résigner, on n'aura d'autre choix que de rentrer chez nous», se désole, pessimiste, un manifestant.

15 juin - La rue défie le pouvoir

Nous avançons discrètement vers la place de la Révolution, au sud de Téhéran. Organisé à l'appel de Moussavi, un grand rassemblement pacifique vient d'y être annulé, après l'interdit décrété par le ministère de l'Intérieur. C'est ce que nous avons appris par e-mail, un des derniers moyens de communication qu'il nous reste - les téléphones portables fonctionnant par intermittence. Par prudence, j'ai laissé mon appareil photo et mon enregistreur à la maison. Dans ma poche, juste quelques feuilles de papier, en espérant y recueillir des interviews avec les manifestants. En approchant de l'université de Téhéran, j'aperçois de petites grappes d'étudiants qui sont en train de se former. Il est 16 heures. Sur les visages, la tension est palpable. Sous les manteaux des filles, je distingue des chaussures de basket. Elles sont prêtes à s'enfuir. Soudain, c'est la surprise. En l'espace de quelques minutes, nous sommes emportés par une véritable marée humaine. Elle n'en finit pas de grossir. Elle s'étend, à perte de vue, jusqu'à la grande place Azadi, lieu traditionnel des commémorations officielles de la révolution islamique de 1979. Mais cette fois-ci, le rassemblement est spontané. Du jamais vu. Femmes en tchador noir, jeunes filles en foulard coloré, ouvriers en savates, hommes d'affaires en costume… Un Iran pluriel uni autour d'un seul slogan : «Où est mon vote ?»

Toutes classes confondues, les manifestants sont venus défier le pouvoir, exprimer un désir de justice. Sous une pluie de cris de joie, Mir Hossein Moussavi, le «héros» du jour, finit par rejoindre la foule. Dans le cortège, un seul mot d'ordre : poursuivre la mobilisation jusqu'au bout. Chez les manifestants, le mur de la peur est tombé. Au risque de leur vie, pourtant, comme ces victimes des accrochages survenus en fin de journée. Nous sommes le 25 Khordad, selon le calendrier iranien. «C'est une date qui restera à jamais historique, quel que soit le dénouement de ces événements», souffle un sociologue.

18 juin - La révolution technologique

L'Iran pleure ses «martyrs». Combien sont-ils ? Dix, vingt, trente, cent… Impossible à dire, impossible à vérifier, tant les moyens de communication sont de plus en plus limités. Au filtrage des sites Internet s'ajoute désormais le brouillage de la BBC en farsi et de Voice of America, deux chaînes basées à l'étranger, où les nombreux talk-shows donnent la parole aux Iraniens de l'intérieur, qui les appellent des quatre coins du pays. Les récits qui nous parviennent, par bribes, sont d'une violence extrême. Au dortoir de l'université, des étudiants ont été réveillés et tués en pleine nuit par des hommes en civil. Un nouveau facteur complique notre tâche. Depuis hier, toutes les accréditations de presse ont été annulées. Il a été vivement conseillé aux représentants de la presse étrangère de ne pas «être vus» dans les manifestations. «Allons bon… C'est comme si on interdisait à un mollah de participer aux commémorations religieuses de l'Ashoura. Est-ce vraiment possible ?», ironise le père d'une amie, dont la famille ne cache pourtant pas son penchant envers Ahmadinejad. Sa remarque n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd.

Ne pas «être vus», ont-ils prévenu. Pour une femme journaliste, ce n'est finalement pas si compliqué. Un foulard noir, des lunettes de soleil et un masque chirurgical - comme les manifestants - pour éviter les tirs de gaz lacrymogène. Le tour est joué. Ironie du sort : dans la foule qui converge, aujourd'hui, vers la place de l'Imam Khomeyni, je constate que des milliers d'Iraniens s'improvisent, désormais, journalistes en herbe. Équipés d'appareils photos et de minicaméras, parfois intégrés à leurs téléphones portables, ils sont à la fois les acteurs et les témoins de leur propre histoire. Magie des nouvelles technologies et véritable défi contre la censure : dans quelques minutes, leurs images, postées sur YouTube ou envoyées par e-mail, feront le tour de la planète.

26 juin - Le noir du deuil et le vert de la renaissance

Une chape de plomb s'abat sur Téhéran. Il est temps de partir, malgré nous. Vendredi 19 juin, le guide suprême est sorti de sa réserve, en se rangeant derrière Ahmadinejad. Les espoirs d'un nouveau scrutin sont désormais caducs, même si, pour la forme, le Conseil des gardiens a promis un recomptage de certaines voix. Dès le lendemain, les Iraniens ont voulu, à nouveau, défier l'interdit en vigueur. Mais la répression a été d'une violence sans précédent. Tuée par balle, Neda, une jeune manifestante de 26 ans, est rapidement devenue la nouvelle icône de cette répression. Quelques jours plus tard, le correspondant de la BBC a été expulsé. Certains médias iraniens progouvernementaux l'accusent d'avoir «organisé le meurtre» de la jeune fille pour filmer sa dépouille. Plusieurs reporters ont été arrêtés, dont l'Irano-Canadien Maziar Bahari.

Un article publié dans le quotidien conservateur Keyhan pointe du doigt les journaux occidentaux «qui embauchent des journalistes binationaux pour qu'ils fassent de l'espionnage et qu'ils récoltent des informations de manière illégale». «Plutôt que d'accepter les revendications de leur population, nos dirigeants sont en train de créer une grande pièce de théâtre qui s'appelle “la révolution de velours”. Un conseil : allez-vous en, avant d'atterrir au casting des meilleurs acteurs…», nous souffle une collègue iranienne. Cela fait plusieurs jours qu'elle-même dort chaque soir dans un endroit différent. Avant de partir vers l'aéroport, je croise un voisin en T-shirt vert qui s'apprête à grimper sur son toit pour crier «Mort au dictateur !» - un rituel, sous forme de désobéissance civile, qui se reproduit tous les soirs. Nous ne serons plus là pour relayer ses désirs de changement. «Ne nous oubliez pas. Ça prendra du temps, mais on finira bien par faire accepter notre voix», nous glisse-t-il, en guise d'au revoir.


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