TRIBUNE - L'économiste Nicolas Baverez* voit dans le soulèvement iranien la possibilité d'une réconciliation de l'islam avec la modernité et la liberté.
Trente ans après la révolution de 1979, qui marqua le début du XXIe siècle avec le retour de la religion au premier rang de l'histoire, l'Iran connaît un nouveau soulèvement déclenché par la fraude massive organisée pour forcer la reconduction de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République.
Quatre périodes ont rythmé la révolution iranienne : la mise en place des nouvelles institutions de la République islamique ; la grande guerre patriotique qui repoussa, au prix d'effroyables pertes, l'attaque lancée par l'Irak de Saddam Hussein ; le relâchement du contrôle de la société et la libéralisation progressive de l'économie à partir de l'élection du président Khatami en 1997 ; la radicalisation religieuse, nationaliste et anti-occidentale lancée par le guide suprême, Ali Khamenei, en réaction aux émeutes étudiantes de 1999, radicalisation qui s'est accélérée depuis l'accession de Mahmoud Ahmadinejad aux fonctions de chef de l'État en 2005.
L'objectif des fondamentalistes ultras consiste à basculer de la République islamique, organisée autour d'un équilibre subtil entre le guide suprême et le conseil des experts incarnant le pouvoir religieux d'une part, la présidence et le Parlement (Majlis) faisant une place au suffrage universel d'autre part, vers un gouvernement islamique donnant aux religieux et à leurs alliés le contrôle total sur l'État, l'économie et la société. Sur le plan politique, le durcissement du régime a été orchestré par la montée en puissance des gardiens de la révolution, forts de 130 000 membres, qui ont intégré les milices bassidjis, quadrillé l'État et pris le contrôle de pans entiers de l'économie, à commencer par le marché noir. Sur le plan intérieur, une féroce répression s'est abattue sur les mouvements étudiants et les revendications autonomistes des minorités ethniques (baloutches, kurdes) ou religieuses (sunnites). Sur le plan international, l'Iran s'est installé à la tête de la lutte contre les États-Unis et Israël, déployant de puissants relais dans le Moyen-Orient avec le Hamas en Palestine, le Hezbollah au Liban, les milices chiites en Irak. Sur le plan stratégique, la République islamique s'est spécialisée dans la prolifération à travers les tirs de missiles, la mise en orbite d'un satellite et surtout la poursuite d'un programme nucléaire à visée explicitement militaire.
Une élection faussée peut déboucher sur une vraie révolution. Si l'insurrection des Iraniens ne provoque pas pour l'heure, en raison de l'intensité de la répression, le renversement du régime des mollahs, elle en a délégitimé les principes, les institutions et les dirigeants. Trois faits marquants sont à retenir. D'abord, en dépit des dizaines de morts, des centaines de disparus et des milliers d'arrestations, la contestation perdure, notamment à l'occasion des prières du vendredi. Des clivages majeurs se creusent au sein du clergé, avec la multiplication des prises de position hostiles au guide suprême par les ayatollahs Rafsandjani, Montazéri ou Ostadi, en charge des écoles religieuses de Qom. Enfin le régime est pris à son propre piège, la contestation politique devenant nécessairement une contestation religieuse, retournant contre les radicaux les slogans de la révolution de 1979 hostiles à la dictature et l'idéologie des martyrs - qui a pris pour le monde entier le visage ensanglanté de Neda Agha-Soltan.
Le mouvement est révolutionnaire en ce qu'il dévoile la véritable nature du régime iranien et qu'il est porteur d'un projet cherchant à concilier islam et liberté. La République islamique n'a plus de République ou d'islam que le nom. Elle s'affiche clairement en dictature corrompue, structurée autour de la fusion entre les gardiens de la révolution et de l'État, pratiquant un coup d'État permanent contre les citoyens, organisée autour d'un vaste appareil répressif qui contrôle l'économie et la société. Le caractère religieux du régime relève de la fiction dès lors que sa survie est fondée sur la violence contre le peuple, donc les fidèles, ce qui ne peut manquer de créer des divisions croissantes et irréconciliables entre les ayatollahs - dont témoigne le discrédit du guide suprême, Ali Khamenei. La République islamique reposait sur la foi, le nationalisme hystérique et la terreur qui sont la marque des régimes totalitaires. Or ces trois piliers sont fissurés, car critiqués ouvertement par la population et une partie du clergé. L'opposition, muselée, n'en dispose pas moins du soutien de la majorité de la population, de leaders potentiels et d'un projet alternatif, fondé sur une forme de distinction du religieux et du politique, une autonomie de l'État, la libéralisation de l'économie et de la société, la réintégration de l'Iran au sein de la communauté internationale.
L'Iran vit donc une authentique révolution pour la liberté, même si celle-ci ne se fixe pas pour but une démocratie de marché de type occidental. Une révolution dont les conséquences potentielles sont considérables.
Sur le plan intérieur, un nouveau durcissement est inévitable, caractérisé par l'expansion de l'appareil répressif, l'ascension des violences contre la population, l'exacerbation du nationalisme contre les minorités, l'emballement des provocations diplomatiques. De ce fait, un dénouement rapide et une révolution de velours sont exclus, les radicaux et les gardiens de la révolution ayant trop à perdre d'une libéralisation du régime. De même, le dénouement autour d'une intervention militaire extérieure est hautement improbable, car elle serait contre-productive en relégitimant les dirigeants actuels. La sortie de crise à la chinoise, mêlant autoritarisme politique et accélération du développement économique, est hors d'atteinte, car elle supposerait l'allégement du contrôle de l'économie et l'ouverture des frontières - avec pour préalable la normalisation de la situation internationale de l'Iran, et donc un accord sur le nucléaire -, toutes évolutions aux antipodes des objectifs d'Ahmadinejad et de ses parrains. Force est donc de constater que l'Iran se trouve dans une position où la violence de la dictature ne pourra sans doute être mise en échec que par une violence plus grande encore des Iraniens.
Au plan international, la position de l'Iran, formidablement renforcée par l'Administration Bush à travers la dénonciation de l'axe du mal, le fiasco irakien et le levier majeur offert à la République islamique sur les deux conflits d'Irak et d'Afghanistan, est fortement affaiblie. L'accélération des ambitions balistiques et nucléaires ne peut que renforcer l'isolement du pays et les craintes du monde arabe. La violence de la répression déstabilise l'image de la République islamique au sein du monde musulman. L'intensité et la durée des troubles créent le doute sur la stabilité et la pérennité du régime, affectant le statut de puissance régionale du pays et fragilisant ses alliés, Hamas et Hezbollah en tête. Pour toutes ces raisons, la crise constitue un succès pour l'Administration Obama, même si elle compromet ses projets de désarmement nucléaire à court terme. Pour les démocraties occidentales, l'heure est moins que jamais à l'option militaire mais au soutien indirect à la société iranienne, notamment par la diffusion de l'information et la mise à disposition des réseaux de communication.
La révolution iranienne comporte peut-être enfin une dimension historique, en marquant la première pierre d'une réconciliation possible de l'islam avec la modernité et la liberté. L'échec des stratégies de modernisation occidentales - à l'exemple de l'Iran du chah - et des expériences soviétiques, de l'Algérie à l'Irak en passant par l'Égypte, a ouvert à partir des années 1970 un formidable espace au fondamentalisme islamique. Celui-ci a exploré la voie de la théocratie, avec l'Iran depuis 1979, et celle du terrorisme de masse avec al-Qaida, qui se révèlent aujourd'hui comme autant d'impasses. La révolte des Iraniens en prend acte, qui vise à une forme de dissociation des domaines de la vérité, de la foi et de l'action politique. Elle est parfaitement respectueuse de l'identité nationale et de la culture de l'Iran comme de la foi islamique, mais entend les concilier avec la reconnaissance de droits politiques, l'autonomie de la société civile et l'insertion du pays dans la mondialisation. En cela, elle acte peut-être le début de la fin de la spirale régressive dans laquelle s'est enfermé le monde musulman depuis trois décennies. Aux fidèles de l'islam, la révolution iranienne montre que la révolte des consciences est possible contre la dictature et la corruption, y compris quand celles-ci s'abritent sous le masque d'une foi dévoyée. Aux Occidentaux, elle prouve que les droits politiques ne s'exportent pas par la force, mais se construisent dans les cœurs. À tous les hommes - y compris aux citoyens apathiques et rassasiés des démocraties -, elle rappelle qu'au-delà de la diversité des principes moraux et des fois religieuses, des institutions et des traditions, la liberté conserve une valeur universelle. Et qu'il ne reste parfois pas d'autre choix que de combattre pour la conquérir ou la préserver.
*Auteur de « En route vers l'inconnu » (Perrin)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire