Le sociologue franco-iranien vient de passer deux mois en Iran. A son retour à Paris il propose une analyse très fouillée de la situation et de la crise historique que traverse la République islamique d’Iran. Fahrad Khosrokhavar est professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et l’auteur de nombreux essais dont le dernier paru est "Avoir vingt ans au pays des ayatollahs" (avec Amir Nikpey, Laffont, 2009), une passionnante étude sociologique sur la jeunesse iranienne de la "ville-sainte" de Qom.
La crise actuelle en Iran est à la croisée de deux séries de faits indépendants : d’un côté un mouvement social avec sa logique propre, de l’autre la crise au sein du pouvoir, entre deux groupes distincts.
Le mouvement social qui s’est développé depuis un mois est la conséquence des transformations profondes qui ont affecté la société depuis les trois dernières décennies et tout particulièrement, depuis l’avènement de Khatami en 1997 comme Président de la république.
D’un côté, l’Iran est l’une des sociétés les mieux éduquées du Moyen-Orient : taux d’analphabétisme plus bas que 10%, une population universitaire de plus de 2,5 millions sur une population de moins de 70 millions, des femmes qui, à parité avec les hommes sont étudiantes dans l’enseignement supérieur… De l’autre, ce pays a l’un des systèmes juridiques les moins libéraux du Moyen-Orient, le code de la famille étant régi par une interprétation rigide de l’islam qui fait très peu de concession aux femmes.
Le système politique est aussi dichotomique. D’un côté une gérontocratie qui règne sans élection : le Guide a plus de 70 ans, l’ayatollah Jannati, chef du Conseil des Gardiens qui supervise les lois du parlement et désigne les candidats aptes au parlement et à la présidence de la république a 87 ans, Hashémi Rafsanjani, chef du Parlement des experts désignant le Guide suprême et le directeur du Conseil du Discernement qui régit les litiges entre le parlement et le Conseil des gardiens a 75 ans. De l’autre, les fonctions électives comme celles du Président de la république ou le directeur du parlement sont dirigés par la seconde génération, des quinquagénaires issues de la Révolution islamique.
Depuis le début de la Révolution islamique, l’office du Président (électif) et celui du Guide (désigné par un ensemble de religieux, eux-mêmes triés sur le volet et élus selon une procédure complexe qui laisse peu de choix au peuple) ont été souvent en tension. Le premier à ruer dans les brancards a été Banisadr qui, en 1981 a été destitué par l’ayatollah Khomeyni suite à des dissensions majeures. En 1997, Khatami est élu à la présidence qui tente d’ouvrir la société civile et assurer une participation plus ample de la société civile aux décisions politiques du pays. Le Guide suprême ainsi que la hiérarchie de l’Armée des pasdaran perçoivent cette attitude comme une menace contre la pérennité de la République. La dimension élective du pouvoir entre en conflit contre la dimension théocratique. Aux élections suivantes, la tâche essentielle du duo formé par le Guide suprême et l’Armée des pasdaran consiste à neutraliser cette dimension élective en mettant au pouvoir un président qui s’adonne à une triple tâche. Pour commencer, réduire l’autonomie de l’appareil d’Etat en l’asservissant à un commandement unifié : plusieurs milliers de fonctionnaires sont déplacés, l’Organisation des Plans qui alloue le budget de l’Etat selon des critères formels est dissous, la Banque centrale qui régit la politique monétaire en autonomie par rapport au Président de la république est déstructurée (trois directeurs se succèdent sous Ahmadinéjad), les préfectures sont à leur tour touchées et de nouvelles organisations réduisent jusqu’à l’autonomie des ministres, désignés pourtant par le Président lui-même. L’appareil d’Etat est ainsi réduit au silence. La seconde tâche consiste à assurer l’hégémonie absolue à l’Armée des pasdarans : plus de 20% des élus du parlement en sont originaires, sa très grande autonomie financière (ses ports francs où elle peut importer et exporter sans être soumise à l’autorité du gouvernement) se trouve élargie par l’annexion d’une grande partie du secteur pétrolier sous son égide (son bras économique Khatam ol Anbiya obtient des concessions de l’ordre de milliards de dollars, libellés dans la monnaie américaine pour la construction des oléoducs mais aussi pour participer à des des secteurs dont celui du Pétro-Pars qui encaissent une partie des revenus du pétrole iranien. La troisième consiste à éliminer progressivement la dimension élective du pouvoir (élections "libres" après la caution du Conseil des gardiens qui élimine pourtant plus de 90% des candidatures) afin que le régime islamique soit désormais une théocratie totale, une "République Islamique" sans la dimension républicaine. La première période de l’élection d’Ahmadinéjad a été partiellement couronnée de succès pour la réalisation de ce triple projet. Le président populiste a pris à cœur de réprimer les mouvements sociaux (notamment celui des femmes et des acteurs ethniques mais aussi et surtout celui des étudiants, déjà affaiblis sous Khatami, par la répression) ; il purge l’université des enseignants réformateurs ; avec l’aide de l’appareil judiciaire il réduit au silence les journaux ; par le truchement du ministère de la Guidance islamique il muselle l’activité d’édition (plus de 3000 titres d’ouvrages autorisés sous Khatami ont interdits de réédition et la censure a entraîné le refus de publication de beaucoup de nouveaux titres) ; il réprime par les brigades des mœurs le peu de liberté individuelle entre les jeunes filles et les garçons; il réduit encore la marge de la liberté des partisans des droits de l’homme et réprime encore plus férocement les minorités religieuses non-reconnues (les Bahaïs) ainsi que celles qui ont une vision autonome de l‘islam (les derviches) ; au prix de passe-droits et de l’irrespect pour les règles élémentaires de l’économie, il apporte une aide massive aux diverses clientèles de l’Etat qui, en échange, gonflent les manifestations sur ordre et répriment les mouvements sociaux tout en participant à ses harangues contre les opposants ; il distribue, surtout la dernière année de son mandat, une aide massive aux agriculteurs et aux déshérités qui est l’équivalent d’une aumône, sans contrepartie productive pour l’économie, pour attirer leurs faveurs au moment des élections ; il adopte une politique radicale en matière du nucléaire mais aussi face à Israël (déni de la Shoah) qui isole l’Iran sur la scène internationale. Sa politique économique a pour conséquence une inflation importante (la plus élevée au Moyen-Orient, de l’ordre de 25% l’an), un chômage massif et une régression des activités de production. Mais il parvient à centraliser le pouvoir étatique entre ses mains, en distribuant au passage des milliards de dollars à la section économique de l’Armée des Pasdaran qui s’introduit ainsi dans le secteur pétrolier, la constituant en acteur économique monopoliste dans de nombreux secteurs, en connexion étroite avec les Fondations révolutionnaires qui échappent depuis la naissance de la République islamique au contrôle du gouvernement. Ahmadinéjad met fin à l’autonomie toute relative de l’appareil d’Etat en brisant notamment l’Organisation de la Planification qui supervise et répartit le budget du gouvernement, il change à trois reprises en quatre ans le directeur de la Banque centrale et réduit sa marge d’autonomie. Vis-à-vis de chaque ministère il crée un organisme sous sa direction qui duplique les tâches dudit ministère et concentre le pouvoir entre ses propres mains. Il inaugure le règne du pouvoir personnalisé en bafouant souvent les sommations du parlement, pourtant à majorité conservatrice. A la fin de son mandat de quatre ans, Ahmadinéjad parvient à brider l’appareil d’Etat et jeté les bases de l’hégémonie totale du bloc au pouvoir, formé par le duo du Guide suprême et une fraction radicale de l’Armée des pasdaran. L’élection présidentielle de 2009 devait parachever l’œuvre du président sortant pour exorciser définitivement le spectre d’une présidence autonome par rapport à la théocratie qu’incarne le Guide suprême. Mais des différences majeures ont existé dans ces nouvelles élections qui ont bouleversé les plans du duo au pouvoir, plans qui n’étaient ni plus ni moins qu’un coup d’Etat rampant. Cela consistait à faire élire triomphalement le Président sortant afin de lui assurer une légitimité internationale face à une nouvelle présidence américaine et donner aussi une stature intérieure à Ahmadinéjad pour mater la contestation autant au sein de l’élite du pouvoir (le camp Rafsanjani et la minorité des réformateurs).
L’ère d’Ahmadinejad et les élections présidentielles de Juin 2009
Après deux mandats successifs de Khatami (1997-2005), le désenchantement est immense dans le camp des partisans de la réforme. Sur le plan politique l’échec est patent et seul au niveau culturel, la société a pu s’ouvrir. Les élections de 2005 n’attirent pas une grande foule : les réformateurs ont échoué et le candidat Ahmadinéjad promet monts et merveilles aux laissés pour compte qui étaient, sous Khomeyni, le sel de la terre, du moins idéologiquement En fraudant modérément (quelques millions de voix) et en attirant le vote des déshérités, Ahmadinéjad parvient à remporter les élections. Par conte les élections présidentielles de 2009 sont de toute autre nature. Tout est mis en œuvre pour que l’apparence d’une élection démocratique soit préservée entre les quatre candidats passés au crible du Conseil des gardiens qui en avait éliminé plus de 400 autres. La politique d’Ahmadinéjad a été catastrophique sur le plan économique (taux d’inflation de 25%, le plus élevé du Moyen-Orient) et la sécheresse aidant, le chômage, l’inflation et la régression du système productif mettent à l’épreuve les couches fragiles de la population.
Des débats télévisés relativement libres sont organisés, de nouveaux journaux autorisés à paraître, les atures leur emboîtent le pas et adoptant un ton critique. Les débats télévisés jouent un rôle capital dans la promotion de Moussavi contre le président sortant. Alors qu’Ahmadinejad nie allègrement l’étendue de l’inflation, du chômage et du déclin de l’économie, Moussavi tient à cœur de souligner l’ampleur des désastres causées par le président sortant. Ce dernier est perçu comme cynique, arrogant et menteur par l’immense majorité des téléspectateurs lors même que son adversaire semble honnête, sincère et en quête de l’ouverture démocratique et de l’Etat de droit. Ahmadinéjad ira jusqu’à attaquer la femme même de Moussavi, ce qui est considéré comme une entorse non seulement au code de bienséance mais aussi aux normes islamiques de la "pudeur" au sujet des femmes par des téléspectateurs. Il accuse de corruption certains membres éminents de l’élite politique dont Rafsandjani alors que tout au long de sa présidence, il n’avait livré aucun indice fiable au système judiciaire contre les personnages incriminés. Les débats télévisuels jouent un rôle fondamental pour ranger les jeunes dans le camp de Moussavi.
Un autre phénomène, d’importance symbolique capital, s’ajoute aux circonstances exceptionnelles de cette période pré-électorale. Pendant quelques semaines, une intense socialisation, de caractère festif, affectif et exubérant est autorisée voire encouragée dans la rue. La horde des jeunes commence s’y déferler, assoiffée de liberté et visant à faire entendre leur voix. Ils y demeurent tardivement la nuit pour soutenir leur candidat, surtout Moussavi. Entre-temps des groupes d’économistes, de sociologues, d’artistes, de professeurs d’université et d’intellectuels notoires se rangent dans cette période pré-électorale en grande majorité dans le camp de Moussavi, dénonçant le populisme d’Ahmadinéjad.
Les deux ou trois semaines avant les élections est vécu par beaucoup de gens comme une période bénie où une jeunesse en rupture avec l’idéologie islamiste et la phraséologie théocratique incarnée par Ahmadinéjad a pu goûter aux délices de la liberté d’expression et de manifestation démocratiques. Ces vingt jours ont profondément ébranlé les fondements symboliques du pouvoir islamiste, où la peur, le retrait en soi et l’interdiction de la fête au nom d’une version répressive de la religion étaient auparavant la norme. Le pouvoir a fait sortir les jeunes dans la rue, ils se sont enivrés d’un jeu euphorique de liberté sur scène, le temps d’une élection. Mais cette mise en scène était pour eux la réalité telle qu’elle aurait dû l’être et une fois qu’ils ont goûté au fruit défendu, avec la bénédiction du pouvoir qui croyait cette période provisoire, ils étaient prêts à en découdre pour en réclamer la permanence. Cette dimension symbolique a totalement échappé à l’Etat islamiste. Peu au fait de sa jeunesse, cette gérontocratie sclérosée mais sur-répressive où un Président populiste et narcissique se faisait fort de tromper tout le monde par un air de compétence usurpée et d’arrogance sans limites, croyait les nouvelles générations passives et dociles. Elles étaient tout le contraire.
Le jour des élections, une participation massive se produit, dépassant les espérances les plus folles des tenants du régime (plus de 39 millions sur un nombre d’électeurs potentiels de 46 millions). Mais le lendemain des élections, le choc est rude : le président sortant aurait été élu par plus de 63% de la population contre Moussavi qui aurait réalisé la moitié de son score. Tout indique aux yeux d’une grande partie de l’opinion publique une fraude massive, cautionnée au sommet de l’Etat sous une forme maladroite qui ne respectait même pas les formes élémentaires de vérification (dix jours pour le dépôt des plaintes).
La déception est d’autant plus intense que les tenants du régime (surtout le Guide et la hiérarchie supérieure de l’Armée des pasdarans) demande à la population de se plier à ce verdict sans appel. Dès le deuxième jour après les élections, des groupes de jeunes commencent à manifester et sont rudement réprimés par les bastonnades des milices islamiques, épaulés par une partie de la police anti-émeute et des civils à la solde du régime. La grande majorité qui avait fait l’expérience d’une intense socialisation durant les semaines d’avant les élections et qui avaient massivement soutenu Moussavi ressentent cette attitude comme un affront. Ce n’est plus une simple fraude électorale, comme on l’avait pratiqué auparavant tout au long des élections, c’est une insulte, un déni de dignité, voire une attitude de mépris sans pareil. L’affront est d’autant plus insupportable que le nouveau président frauduleusement élu traite les manifestants de "poussière insignifiante" dans sa première conférence de presse. Ainsi, la rhétorique du régime ne laisse aucun espace de contestation légitime à la masse des Iraniens qui avaient cru un moment à la fin du populisme et à l’avènement d’une nouvelle ère de liberté individuelle. Le résultat en est le dépit extraordinaire d’une jeunesse qui est l’une des mieux éduquées au Moyen-Orient. Les lycéens, les étudiants, les artistes, et plus généralement une population de femmes et d’hommes plutôt jeunes (quelque 70% de la population a moins de trente ans) mais aussi une partie de la génération des parents entraînés par leurs fils et filles se mobilisent rapidement pour dénoncer un régime électoral truqué et un système politique méprisant. L’attitude des candidats bafoués (Karroubi et Moussavi) joue son rôle : ils refusent d’obtempérer devant un pouvoir qui tente tour à tour de les amadouer et de les intimider en leur intimant de se soumettre au nom de l’islam. Presque tout le monde s’indigne de ce que la liberté fondamentale du citoyen, le droit de voter pour son candidat, soit ainsi floué dans un jeu de dupes où la fraude se double de dédain.
Les jeunes se déferlent dans la rue. Des manifestations de plusieurs centaines de milliers de gens commencent dès lors à s’organiser par internet, de bouche à oreille et par le réseau des sympathisants, épaulées par la diaspora iranienne qui ne manque pas de manifester devant les ambassades d’Iran,en Europe et en Amérique. Le pouvoir tente d’intimider par les arrestations multiples et des assassinats ciblés (plusieurs étudiants tués à Téhéran et en province, sept manifestants tués à la première grande manifestation d’ampleur à Téhéran), les casseurs tentant de discréditer les manifestants en perpétrant des actes de déprédation sur les bâtiments publics et les biens privés. Les manifestants usent souvent de symboles religieux qui avaient donné la légitimité à la Révolution islamique contre le chah : le slogan Allah o Akbar (Dieu est Grand) entonné sur les toits la nuit à partir de 10 heures, le ruban vert (symbole de l’Islam) arboré par les jeunes, les foulards verts mis par les filles, le nom de Moussavi (Mir Hossein) étant associé à celui du troisième imam chiite (l’un des slogans favoris du 18 juin est "O ! toi Hossein (troisième imam), o ! toi Mir Hossein (Mousavi)). Tout cela se produit dans un contexte de sécularisation intense où jeunes filles et garçons cherchent à s’émanciper de la théocratie mais acceptent le compromis "islamique" pour combattre le despotisme qui point à l’horizon au nom du religieux.
Les femmes ont des raisons profondes de haïr l’ère d’Ahmadinéjad. Sous son égide, le mouvement des femmes a été le plus férocement réprimé. Le "Campagne pour un million de signatures" lancée par les jeunes femmes pour l’égalité des droits juridiques avec les hommes a vu ses membres condamnées à des peines de prison ferme allant jusqu’à plusieurs années avec des voies de fait et des formes de répression extrêmement virulentes. Les femmes sont les premières à avoir souffert du chômage engendré par la politique économique (qualifiée d’aberrante par plusieurs groupes d’économistes) du Président sortant : inflation élevée, perte d’emploi massif dans l’industrie et les services, mais aussi expansion du tchador dans les services gouvernementaux… Dans le secteur culturel où la présence des femmes demeure importante, la censure par le pouvoir a encore réduit la marge de manœuvre des femmes. La vision traditionaliste des groupes religieux auxquels appartient Ahmadinéjad présente la femme au foyer comme l’idéal de l’islam et va à l’encontre de la légitimité féminine dans l’espace public. Après l’ouverture culturelle de la période de Khatami, l’idéologie islamiste d’Ahmadinéjad est une régression qui va à l’encontre du mouvement global de la société iranienne où les femmes, de mieux en mieux éduquées, sont amenées à participer aux charges grandissantes des ménages par le travail à l’extérieur, un seul salaire ne suffisant plus pour subvenir aux besoins.
Dans les manifestations où la spontanéité de l’organisation ad hoc s’allie à une planification minimale, les jeunes femmes voire les lycéennes occupent une place visible : aussi nombreuses que les hommes, elles expriment leur désir de participation à égalité, comme citoyennes, au sort du pays. Jusque dans les combats de rue, des filles ripostent aux forces de l’ordre et à la milice en se défendant bec et ongles de même qu’elles lancent plus timidement des slogans ou créent des pancartes ou répandent les nouvelles.
Les deux Irans : l’économie d’aumône face à la société civile
Il y a l’Iran qui a voté pour Moussavi et celui qui a voté pour Ahmadinéjad. Plusieurs faits majeurs sont à relever autant sur les résultats que sur leur collecte. Sur quelque 40 mille urnes, 14 mille ont été des urnes "mobiles" pour faciliter le vote dans les zones rurales. Or, ces urnes dont le nombre était une fraction de ce chiffre aux dernières élections présidentielles (quelque 2 mille) échappent à tout contrôle. On peut les remplir de voies que l’on veut. Les zones rurales qui forment quelque 38% de la population ont eu, selon les statistiques du pouvoir une participation extrêmement élevée (aux alentours de 90%) aux élections et sur ce nombre, quelque 90% auraient voté pour Ahmadinéjad. Ce taux de participation et une adhésion aussi massive semblent plus que problématiques. L’inflation et la politique d’importation massive des biens agricoles par Ahmadinéjad ont laminé la production agricole nationale et malgré l’aide généreuse du gouvernement, un grand mécontentement y règne. Le système de vote (absence d’isoloir) est moins gênant dans les grandes villes où l’anonymat est grand que dans les petites villes et les villages où on se connaît et où les représentants du gouvernement qui distribuent des subsides sont présents ainsi que leur clientèle. Ahmadinéjad a obtenu une très grande partie de son écrasante majorité dans les zones rurales et ce sont précisément ces votes qui échappent à toute supervision crédible. On peut aussi avancer les constats suivants sur la composition des votants. Fort du prix record du pétrole sous sa présidence, Ahmadinéjad a instauré une "économie d’aumône" consistant à apporter une aide financière aux groupes clientèles du gouvernement. Le nombre des bénéficiaires directs et indirects (ceux qui sont soutenus par les Fondations révolutionnaires sous l’égide du Guide suprême) n’est pas connu mais on peut l’estimer à plusieurs millions. L’aide aux agriculteurs va dans le sens du populisme du Président qui entend monnayer leur vote par la suite. L’économie d’aumône nourrit une population nombreuse sans investir dans la durée pour une économie productive. La contrepartie exigée est simplement de suivre les directives du gouvernement dans les manifestations sur ordre et de voter selon ses desiderata.
Le premier groupe à bénéficier de l’économie d’aumône, ce sont les paysans. Les zones rurales forment le tiers de la population de l’Iran. Durant la dernière année de son mandat, Ahmadinéjad leur a accordé des subsides généreuses. Dans le meilleur des hypothèses, un paysan sur deux ou trois a eu droit à ces libéralités. La hausse du prix du pétrole qui gonfle les finances de l’Etat dans cette période permet ce type d’aide. Mais nombreux sont ceux qui ont souffert de l’inflation et de l’importation massive des denrées alimentaires et qui ont rejeté Ahmadinéjad.
Un autre groupe qui a dû voter en partie pour Ahmadinéjad est formé par les "déshérités" dont une fraction a bénéficié des libéralités de l’Etat via les Fondations révolutionnaires, les fonds de l’Etat mais aussi, les diverses associations qui se nourrissent des ressources de l’Etat pétrolier ainsi qu’une partie du bazar (le parti Mo’talefeh formé des grands commerçants s’est déclaré favorable à Ahmadinéjad, à cause de sa politique favorisant l’importation au détriment de la production intérieure). La plèbe urbaine forme une clientèle qui, en cas de crise, peut être utilisée comme une force d’appoint aux forces de l’ordre. Elles sont quelques millions, compte tenu de la munificence de l’Etat pendant l’essor du prix du pétrole et en particulier, sous l’effet des subsides dispensées par les Fondations révolutionnaires.
Un autre groupe qui a voté plutôt pour Ahmadinéjad, ce sont les petites classes moyennes des villes moyennes traditionalistes dont les membres ont peur de la modernisation et de sa "dépravation" : dépravation des mœurs, instabilité du mariage, relations illicites entre filles et garçons avant le mariage, laxisme au sujet des mœurs… Ces groupes traditionalistes qui ont rejeté Khatami pour des raisons morales et culturelles forment une minorité dans les villes, leurs progénitures qui vont à l’école et à l’université ne partageant souvent pas leur vision culturellement fermée. Même si on compte généreusement ces divers groupes, ils sont loin de former la moitié des votants, contrairement aux 63% avancés par le régime.
A côté de ces groupes, beaucoup ont voté pour Moussavi : l’éccrasante majorité des étudiants (plus de 2,5 millions), une grande majorité des classes moyennes urbaines, une partie importante des déshérités qui ont souffert de l’inflation et n’ont pu être soutenus par l’Etat et ont été aigris par les promesses non-tenues par Ahmadinéjad, une partie des paysans qui ont grandement souffert de l’importation massive des biens agricoles, une majorité importante de jeunes de tous bords et tous ceux qui ont eu le sentiment d’être bernés par un Président de la république niant l’évidence d’une économie en débandade dans ses discours tonitruants.
Quoi qu’il en soit, la clientèle de l’Etat et tous ceux qui ont peur de la modernité (les traditionalistes) forment au mieux une minorité au sein de la société iranienne. Les transformations en son sein dans les dernières décennies ont accru la soif de liberté et de démocratie dans la majeure partie de la population, ce qui a fait grandement reculer l’adhésion à l’islamisme radical ou au fondamentalisme religieux.
Les organismes destinés à superviser les élections étaient le Conseil des Gardiens (dominé par le Guide), le Ministère de l’intérieur (sous l’égide du gouvernement Ahmadinéjad) et les différents représentants des candidats dont plusieurs affirment ne pas avoir pu superviser la régularité des décomptes. Contrairement à l’élection présidentielle précédente où le Ministère de l’intérieur sous l’égide des réformateurs faisait contrepoids aux autres instances acquises au candidat Ahmadinéjad, cette fois-ci aucun organisme indépendant n’a pu vérifier le nombre des voix imputées aux différents candidats. Cela explique en partie le caractère "modéré" du truquage à l’élection précédente et le soupçon majeur d’une falsification à vaste échelle aux présentes élections.
En résumé, une écrasante majorité des acteurs urbains, en raison de ces irrégularités et vu l’abîme qui sépare le premier candidat (Ahmadinéjad) du second (Moussavi) rejette le résultat du vote.
La crise du duo au pouvoir et la nouvelle société civile
La remise en cause de l’élection d’Ahmadinéjad est radicale dans de nombreuses couches sociales : une grande partie de la société exige désormais de nouvelles élections sous caution d’observateurs neutres après l’annulation officielle du scrutin frauduleux.
Le pouvoir se trouve pendant plusieurs jours sur la défensive devant une société civile revigorée. Pendant la première semaine après le vote, il a "toléré" les manifestations tout en sévissant contre les organisateurs ou les intellectuels favorables au mouvement. Le constat du pouvoir était qu’il y aurait un épuisement naturel de ces mouvements de dépit et que le calme reviendrait par la suite. Durant cette semaine, l’ampleur des manifestations a dépassé toutes celles d’après la Révolution islamique. Une partie de l’élite politique a révélé au grand jour son opposition à Ahmadinéjad et a cherché à le dénoncer pour sauver la mise mais le duo au pouvoir s’est refusé à sacrifier le président sortant. Dans son prône de la prière du vendredi du 19 juin, le Guide suprême a catégoriquement refusé de revenir sur les élections et a déclaré Ahmadinéjad le vainqueur définitif. L’interdiction cette fois formelle des manifestations avec la menace du passage à la violence massive ainsi que le désarroi des manifestants ont empêché le déroulement normal des manifestations le lendemain. Mais la nuit, les cris d’Allah est Grand se sont amplifiés sur les toits, à la faveur de la nuit. Les morts, surtout des jeunes, commencent à faire nombre. L’indignation est à son comble dans des couches étendues de la population. Désormais, le respect du pouvoir est rompu, la peur de le dénoncer, s’est évanoui. Le duo au pouvoir (le groupe autour du Guide et la hiérarchie supérieure de l’Armée des Pasdaran) est aux abois. Le pouvoir n’est pas encore frontalement remis en cause par une action collective d’envergure mais la fissure risque de se transformer en une cassure majeure si les manifestations et leur répression continue dans la rue.
L’opposition, sous l’égide de Moussavi, ne cherche pas pour le moment à renverser le pouvoir en place mais à le démocratiser. Le régime a riposté en emprisonnant les figures politiques marquantes de l’opposition, les intellectuels engagés contre le Président sortant, les activistes de l’internet qui osent braver ses diktats et ceux qui rejettent son constat de l’élection d’Ahmadinéjad (plus de deux mille prisonniers). Cette opposition plus ou moins hétéroclite n’en est pas moins voué à l’action ad hoc dans une conjoncture où le mouvement n’a aucune organisation structurée. Plus généralement, le mouvement social qui s’est développé sur le tas en l’espace d’un mois est fragile à plus d’un titre. Il est lié à une personnalité charismatique (Moussavi) depuis peu (un mois), il manque d’organisation, il est dépendant de sources d’information de plus en plus contrôlées par le régime (internet, téléphones portable, site de Moussavi et de ses alliés) et il se trouve à la merci d’une répression systématique. Ce mouvement présente une dimension démocratique et a des demandes spécifiques (la reconduction des élections) qui tranchent avec le caractère utopique de la jeunesse islamiste dans d’autres parties du monde musulman. On ne demande pas le paradis sur terre au nom de l’utopie islamiste mais la restauration de la république par un vote régulier. Le slogan "mort au dictateur" se profère de plus en plus et se révèlera difficile à maîtriser par les dirigeants fidèles à Moussavi si une solution négociée et paisible n’est pas trouvée. Si la milice islamique (Bassidje mais aussi le bataillon Sâr-Allah, entraînés pour réprimer les désordres urbains) ou l’Armée des pasdarans interviennent massivement, le mouvement se radicalisera dans le sens du rejet du régime et pas uniquement de son président. Si Moussavi est mis hors jeu (son emprisonnement ou son élimination), plus personne ne s’opposera à ce que l’ensemble de l’édifice ne soit remis en cause. On ira probablement vers une nouvelle forme de rupture avec le pouvoir, susceptible d’épouser un contenu révolutionnaire. A présent, l’association directe du Guide au Président sortant fait que le premier n’est plus à l’abri de la remise en cause frontale de la société. Il est de plus en plus dénoncé au même titre que le Président malfamé.
Le haut-clergé chiite, dans son écrasante majorité, a opté pour un mutisme au sujet de la "réélection" d’Ahmadinéjad qui marque sa réticence à son égard. Quelques grands-ayatollahs comme Montazéri et Sanéi soutiennent Moussavi, d’autres comme Bayat-Zanjani et Amjad leur ont emboîté le pas. L’ayatollah Makarem-Shirazi a prôné une attitude compréhensive pour les griefs des candidats spoliés au près du Conseil des Gardiens (qui est censé juger des ligites). Un seul ayatollah de renom a officiellement approuvé la réélection d’Ahmadinéjad (l’ayatollah Nouri Hamédani), mais son cas demeure isolé (certains comme l’ayatollah Shahroudi, chef du pouvoir judiciaire) l’ont fait du fait de leurs fonctions éminentes au sein du régime. Dans l’ensemble, la hiérarchie supérieure du clergé shiite a pris ses distances vis-à-vis du Président sortant. Au sein même du camp dont il se réclame, Ahmadinéjad est plus ou moins rejeté : le Président du parlement Larijani, les chefs de file parlementaire des conservateurs et une grande partie des membres influents de l’équipe au pouvoir rejettent son aventurisme et son incompétence.
Le mouvement social lié aux élections se double donc d’une crise majeure du système politique en Iran où la cassure au sein des élites dirigeantes ne saurait se colmater aisément, compte tenu des rancoeurs accumulées.
La crise intérieure n’aurait pas eu l’ampleur qu’elle a prise en Iran même sans les nouvelles technologies de l’information permettant de mondialiser les nouvelles en dépit d’une censure omniprésente et l’expulsion des journalistes étrangers. Chaque jeune s’est improvisé journaliste et chaque téléphone portable est devenu le capteur d’un drame in situ. Malgré le ralentissement du débit de l’internet par le régime, les images et les courts métrages des manifestations sont transmis dans le monde et affectent l’image du pouvoir qui se sent de plus en plus honni sur la scène internationale. D’autres Iraniens s’informent dans le pays même sur la base de ces images par la télé, Youtube ou Facebook (malgré leur blocage, souvent on arrive à surmonter le filtrage par des systèmes disponibles sur le Web) ou d’autres formes d’échange de l’information (Twitter) qui sont minoritaires mais sont amplifiés de bouche à oreille. La mondialisation de l’information sert cette fois la cause de la liberté et permet de contourner la censure du pouvoir. La mort des jeunes tués par balle et filmée en temps réel crée un sentiment de révolte profonde qui fait tache d’huile en Iran. L’ubiquité de l’image crée une situation d’indignation généralisée qui affecte directement le comportement des jeunes dans la rue, promouvant de nouvelles formes de manifestations sporadiques ici et là. Le cycle de l’oppression, l’indignation, l’activisme, le martyre et l’amplification des actions semble se mettre en branle à nouveau, trois décennies après la Révolution islamique, cette fois contre le régime lui-même qui paraît usurper le nom de l’islam aux yeux de nombreux citoyens. Une archive de millions de photos et de courts métrages se constitue progressivement, qui constitue un réquisitoire sans appel contre le pouvoir en place.
Conclusion
La crise profonde que traverse l’Etat islamiste est à la jonction d’un mouvement social à contenu démocratique qui remet en cause la dimension théocratique du régime et d’une fissure au sein de la classe dominante où le nouveau Président manque manifestement de légitimité.
Au sein du modèle Tiananmen où le régime chinois a réprimé le mouvement étudiant mais par la suite a promu le développement économique. L’Iran ne saurait agir de manière identique, d’autant plus que contrairement au mouvement étudiant en Chine, assez limité, en Iran le mouvement pour la démocratie a eu un écho et des sympathisants se comptant par millions. Le modèle Solidarnosc semblerait plus pertinent : le régime parvient à mater le mouvement dans ses manifestations externes mais il n’a plus de légitimité même au près d’une grande partie de ses partisans. C’est probablement le comment de sa fin, tant il est désormais dépourvu de soutien populaire. Le régime sort extrêmement affaibli de cette épreuve qui l’oppose à une grande partie de la société mais aussi, une grande partie de sa propre élite politique et sociale. F.K.
mercredi 8 juillet 2009
Turbulences en Iran, par Fahrad Khrosrokhavar
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