Par Dominique Lagarde, Delphine Saubaber, publié le 06/08/2009
Après la fraude massive lors de l'élection du 12 juin, le monde a braqué des yeux ébahis sur l'Iran. Une bouffée de rébellion au coeur de la dictature, prenant pour symbole le visage ensanglanté de la jeune Neda... Puis le rideau est tombé. Que se passe-t-il depuis que le pouvoir a bâillonné les mécontents? De son exil en France, Ahmad Salamatian, ancien compagnon de route du premier président de la République islamique, Abolhassan Bani Sadr, qui fut destitué par l'ayatollah Khomeini dès 1981, remonte le fil d'une révolte annoncée. Observateur attentif ayant regagné son pays, ces dernières années, pour de brefs séjours, il adosse, voix douce et mots à la pointe sèche, les événements d'aujourd'hui à ceux d'hier. Non, la protestation n'est pas défaite. Elle a délégitimé le régime, pris à son propre piège, la contestation politique devenant nécessairement religieuse. Elle a révélé une aspiration profonde, visant à concilier islam et liberté.
Face à la force de la répression, le mouvement né au lendemain de l'élection du 12 juin est-il mort?
Les manifestants ont peut-être perdu la première manche, mais ce n'est que le début... Car il ne s'agit ni d'une révolution ni d'un mouvement insurrectionnel, mais bien d'une contestation civique, qui ne s'insère pas dans un rapport de forces et ne peut donc être combattue par les armes. La répression brutale l'a obligée à trouver d'autres formes d'action: elle ne l'a pas anéantie. Désormais, nous assistons à un affrontement à l'intérieur même du régime. La légitimité du pouvoir est en cause et la contestation est en train de s'installer, durablement, au coeur de la vie politique.
Depuis sa création, la République islamique reposait sur une double légitimité, à la fois populaire, à travers le suffrage universel, et religieuse. Cet équilibre est-il rompu?
Avant de vous répondre, un rapide retour historique s'impose. Après la révolution islamique de 1979, qui était une révolution de masse, le premier projet de la Constitution affirmait la primauté du suffrage universel. Mais les religieux ont réussi à imposer leur tutelle, profitant du vide laissé par le chah: la monarchie avait fait table rase de toutes les institutions représentatives de la société, sans permettre à de nouvelles structures, syndicales ou politiques, de prendre le relais. Le turban a donc remplacé la couronne.
Jusqu'à sa mort, en 1989, c'est d'abord l'ayatollah Khomeini qui a exercé cette tutelle religieuse, auréolé d'une légitimité incontestée. Son successeur annoncé était l'ayatollah Hossein Ali Montazeri. Mais, en 1988, celui-ci a été écarté pour avoir protesté contre les exécutions massives de prisonniers. Montazeri était l'un des théoriciens du velayat-e faqih, ou "gouvernement du docte" (NDLR, la tutelle du juriste théologien), qui est le fondement de la théocratie iranienne. Les autres grandes figures religieuses n'étaient pas sur cette ligne.
Privé de son dauphin, le régime n'avait donc pas de Guide vraiment crédible sur le plan religieux pour succéder à Khomeini. Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, à l'époque président du Parlement, dont l'influence était grande, a convaincu l'Assemblée des experts de désigner Ali Khamenei, un hodjatoleslam - l'équivalent d'un curé de paroisse.
Et la nomination de Khamenei a mis à nu la contradiction inhérente au système...
En greffant la souveraineté divine sur la souveraineté populaire, les "constituants" de 1980 avaient déjà créé une chimère. Avec Khamenei, le rôle du Guide a, en effet, changé: il a, peu à peu, délaissé la primauté du terrain religieux, pour laquelle il se savait contesté, afin de se consacrer au commandement des forces armées et des services de sécurité, dont il est devenu le vrai patron. Sous le turban, le képi...
Un coup d'Etat rampant, en somme?
Oui. Mais Khamenei, le Guide suprême de la révolution, n'avait pas, pour autant, les moyens d'empêcher la tenue des nombreuses consultations électorales prévues par la Constitution ou par la loi. Il s'est rapidement demandé comment il pouvait, à défaut de les supprimer, contrôler ces élections et les transformer en plébiscites.
S'il n'y est pas parvenu tout de suite, c'est qu'il y a, en Iran, au sommet du pouvoir, une certaine forme de pluralisme, avec des factions et des clans appuyés sur des réseaux. Il n'a donc pas pu empêcher, en 1997, l'élection du candidat réformateur, Mohammad Khatami. Mais il était bien décidé à faire en sorte que la situation ne se reproduise pas.
En 2005, il a réussi à faire élire son poulain, le très populiste Mahmoud Ahmadinejad, grâce aussi à la division du camp réformateur. Après quatre ans, le bilan d'Ahmadinejad s'est révélé catastrophique. Khamenei n'en a pas moins décidé qu'il devait rempiler pour un deuxième mandat, en dépit des mises en garde répétées de plusieurs de ses conseillers.
Quitte à passer en force?
Oui. Khamenei voulait mettre un terme au pluralisme des factions au sommet de l'Etat, débarquer, cette fois définitivement, Rafsandjani, barrer durablement la route au clan réformateur et parachever l'édification d'un pouvoir personnel assis sur l'appareil sécuritaire. Cela passait par la victoire d'Ahmadinejad... Khamenei a fait en sorte que celui-ci n'ait aucun rival issu de son propre camp.
Le Conseil des gardiens de la Constitution, dont la majorité des membres est désignée par le Guide et qui est chargé de sélectionner les candidats, n'en a avalisé que 4 sur 475. Khatami a renoncé à se présenter, après avoir subi de fortes pressions. Et si, sur quatre candidats sélectionnés, deux réformateurs ont finalement été autorisés à concourir, c'est parce qu'on espérait, comme en 2005, que la division du camp adverse jouerait en faveur d'Ahmadinejad.
Pourquoi avoir laissé se dérouler une campagne aussi animée, avec des débats télévisés qui ont passionné les Iraniens et les ont incités à se mobiliser?
Les organisateurs espéraient que ces débats mettraient en évidence les divisions des réformateurs. Or Ahmadinejad a, d'emblée, affirmé que c'était Rafsandjani qui se cachait derrière la candidature de Mir Hossein Moussavi, attaquant en termes très vifs l'ancien chef de l'Etat. A leur tour, les réformateurs l'ont traité de menteur...
Ce grand déballage a passionné les électeurs, qui ont massivement participé au vote, laissant présager qu'il y aurait non seulement un deuxième tour, mais que celui-ci se jouerait sans Ahmadinejad, entre les deux candidats réformateurs. C'est cette perspective qui a précipité le sommet vers le coup de force.
Lequel a enflammé la rue... Comment analysez-vous cette réaction de la société?
Le dérapage de la campagne a débouché sur une crise systémique, qui repose d'abord sur une revendication civique. Ce qui est en cause, c'est le droit de vote et la sincérité du vote. Et cette question pose forcément, aussi, celle de la légitimité religieuse du pouvoir, parce que celle-ci implique le respect d'une éthique. Un pouvoir qui ment est immoral: il n'est donc plus légitime sur le plan religieux.
C'est pour cela que plusieurs grands ayatollahs, de tendances politiques différentes, ont pris position contre le coup de force de Khamenei. L'ayatollah Montazeri, qui reste l'autorité religieuse la plus prestigieuse en Iran, estime ainsi qu'un pouvoir ne respectant pas le suffrage universel n'est pas un pouvoir islamique. En clair, ce théoricien de la théocratie considère que Khamenei ne peut plus prétendre à la légitimité religieuse. Et son argumentaire, religieux, rejoint celui des manifestants qui, eux, s'appuient sur des valeurs séculières et modernes.
Comment la République islamique a-t-elle pu générer une jeunesse aussi désireuse de démocratie et de modernité?
La transition démographique, très rapide en Iran, a bouleversé la société. Dans les dix années qui ont précédé la chute du chah, plus de la moitié de la population rurale a quitté les campagnes. Aujourd'hui, plus de 66 % des Iraniens vivent en ville. Cette urbanisation à marche forcée s'est accompagnée, au cours des quarante dernières années, d'un effort d'alphabétisation et d'éducation sans équivalent dans le monde musulman.
Il n'y a plus de ville moyenne qui n'ait son université ; le nombre de diplômés ne cesse de croître. L'âge moyen du mariage est passé de 13 ans, du temps du chah, à 27 ans, et la croissance démographique a chuté (3,5% par an avant la révolution, pour 1,6% aujourd'hui). Le rôle des femmes a aussi évolué en profondeur. Elles ont investi la culture, le cinéma...
En l'espace d'une génération, la société a totalement changé. Assoiffée de modernité, elle est, pour la première fois dans l'histoire de l'Iran, en avance sur le système politique. Elle souffre de ses anachronismes, sans avoir encore réussi à se doter d'instances représentatives.
La société iranienne est donc nourrie d'aspirations séculières?
Elle exprime sa souffrance à travers une contestation qui est, à mes yeux, post-islamiste. La société iranienne demeure, sur le plan de ses émotions comme sur celui de sa mémoire collective, une société musulmane. Mais si l'islam fait partie de son identité, elle ne croit plus, contrairement aux sociétés arabo-musulmanes, à l'idéologisation de la religion comme instrument de pouvoir.
Au début du siècle dernier, en Iran, comme dans d'autres pays musulmans, le combat pour les libertés publiques était l'apanage d'une élite intellectuelle. Aujourd'hui, en Iran, ce n'est plus le cas. De ce point de vue, le pays ressemble moins aux pays arabes qu'aux anciennes démocraties populaires d'Europe de l'Est. Et n'oublions pas que ce n'est pas Gorbatchev qui a été le fossoyeur de l'URSS, mais son prédécesseur, Andropov...
La victoire de Barack Obama a-t-elle eu un impact sur le mouvement iranien?
Si George W. Bush était encore au pouvoir, les Iraniens ne seraient pas descendus aussi massivement dans la rue. Avec l'élection d'Obama, le monde extérieur est devenu moins menaçant et agressif aux yeux des Iraniens. Du coup, ils se sont sentis plus libres de livrer ce combat à l'intérieur.
Quels sont les aspirations et les moyens d'action de cette société civile?
Les Iraniens aspirent à un islam du possible, compatible avec leur désir de modernité. Près de deux mois après les élections, ils restent fermes sur leur position. Récemment, les autorités faisaient courir le bruit que tel journaliste emprisonné allait bientôt réapparaître à la télévision, avouant s'être laissé entraîner par des étrangers. Or des membres de sa famille qui lui ont rendu visite en prison l'ont trouvé plus déterminé que jamais...
Cette classe moyenne qui a manifesté n'a pas le culte de la mort, mais celui de la vie, et sa revendication s'inscrit dans la durée. C'est pour cela qu'il s'agit d'une crise majeure pour le régime. Le pouvoir aurait intérêt à ce que le mouvement devienne insurrectionnel, car, militarisé, le rapport des forces basculerait en sa faveur.
En Pologne, au temps de Solidarnosc, Adam Michnik avait coutume de dire que la réussite du syndicat polonais dans son combat contre le régime communiste dépendrait de sa capacité à s'autolimiter, pour ne pas rompre le consensus qu'il avait fait naître au sein de la société. Il avait raison.
Même si cela doit durer des années, il ne faut surtout pas que ce mouvement politique dérape, car il serait perdu. Il faut espérer, aussi, qu'aucune puissance extérieure ne soit tentée de militariser le problème iranien. Ce serait la meilleure façon d'encourager le despotisme.
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