vendredi 29 février 2008

En attendant la realpolitik avec l’Iran,Par Bernard Guetta

L’épicentre de la crise s’est déplacé. Dans ce «Grand Proche-Orient» en constant séisme, ce n’est plus l’Irak qui est le plus inquiétant mais la zone pakistano-afghane, ces deux pays où les jihadistes reprennent la main tandis qu’ils la perdent à Bagdad.

En Irak, le niveau des violences a régressé, de 60 % depuis juin selon l’armée américaine, de 80 % en un an selon les militaires irakiens. On n’en est plus à la situation de 2006, lorsque cette guerre faisait une moyenne de 150 victimes civiles par jour. Les Etats-Unis ont envoyé 20 000 hommes de plus il y a treize mois et tendu, surtout, la main aux sunnites, qu’ils avaient d’abord eu la stupidité de jeter dans les bras d’Al-Qaeda en les chassant de toute fonction sous prétexte que le Baas, le parti de Saddam, s’était appuyé sur eux. Les Américains ont fait abroger les lois sur la «débaasification». Ils ont redonné une place politique aux sunnites et ont initié parallèlement une péréquation des revenus pétroliers afin de leur en assurer une part, alors même que leurs régions sont dépourvues de gisements. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Pendant que la concentration des troupes sur Bagdad, place forte des réseaux terroristes, y réduisait le nombre d’attentats, les tribus sunnites, imprégnées de laïcité baasiste, nullement islamistes, rompaient avec les jihadistes et se retournaient contre eux, armés par les Américains.

La seule correction d’erreurs passées a permis un progrès en Irak, mais la tâche devient autrement plus compliquée dans la zone pakistano-afghane. Les Etats-Unis ont gâché toutes leurs cartes en Afghanistan. Avec des ingénieurs, des médecins, des constructions de routes, de dispensaires et d’écoles, ils auraient pu stabiliser ce pays épuisé par vingt ans de guerre. Une victoire contre Al-Qaeda aurait pu y être engrangée, mais l’aventure irakienne a absorbé les moyens qu’il aurait fallu mettre à Kaboul. Seule ressource disponible à défaut de dollars, la culture du pavot s’est développée comme jamais. Avec elle, la corruption a fleuri et, dans le discrédit du pouvoir central mis en place par l’Otan, les seigneurs de la guerre ont repris du poids tandis que les talibans redressaient la tête, relégitimés par l’anarchie montante.
Résultat, les Américains ne parviennent plus à arracher l’envoi de renforts à leurs alliés, qui ont perdu l’espoir de gagner cette guerre. Les attentats-suicides se multiplient en Afghanistan. Al-Qaeda et les talibans y sont d’autant plus en position de force que le Pakistan limitrophe a lui aussi basculé dans la violence, pris entre l’aspiration démocratique de ses classes moyennes, la puissance de ses propres islamistes et les manipulations de ses services secrets, qui voudraient remettre la main sur l’Afghanistan pour opposer un bloc musulman à l’immensité indienne.

Quand la crise connaît un répit en un point du monde arabo-musulman, elle s’enflamme dans l’autre. Le Grand Proche-Orient est plus fragile que toujours, sans cesse plus porteur de développements incontrôlables, et le paradoxe veut qu’il n’y ait pas d’espoir de le stabiliser sans la contribution de l’Iran, pays le plus inquiétant de cette région. L’Iran a des ambitions nucléaires. Sa théocratie se déchire dans une bataille sans cesse plus ouverte entre son aile la plus messianique, menée par Mahmoud Ahmadinejad, et tous les autres courants du régime qui font front contre lui. Nul ne sait aujourd’hui où va la République islamique, mais le fait est que ses intérêts d’Etat convergent toujours plus avec ceux des Etats-Unis.
Sans l’Iran, les Américains ne pourront pas consolider les progrès qu’ils viennent de faire en Irak, car l’Iran chiite veut pérenniser l’avantage stratégique que la chute de Saddam et l’affirmation politique des chiites irakiens, 65 % de la population, lui ont donné face aux pays sunnites. Avec le renversement de Saddam Hussein, l’Irak est devenu l’enjeu d’une bataille entre les deux branches de l’islam, sunnite et chiite. Iraniens et Saoudiens s’y combattent par services secrets interposés. La paix y restera impossible tant que les Etats-Unis n’auront pas proposé, et garanti, un nouvel équilibre de sécurité à Riyad et Téhéran. L’Amérique a pour cela besoin de l’Iran, mais la République islamique a tout autant besoin des Etats-Unis depuis que les islamistes sunnites, ses pires ennemis, sont en essor sur son flanc oriental, à ses frontières afghane et pakistanaise. Les réalités commandent un rapprochement irano -américain, mais ce n’est pas toujours la realpolitik qui l’emporte.

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