samedi 6 septembre 2008

Ces Iraniens dont le dieu n'est pas Allah

Ce sera l'un des événements du 20e Festival de photojournalisme Visa pour l'Image de Perpignan : le reportage d'Alfred Yaghobzadeh sur les minorités religieuses au sein de la République islamique d'Iran. Pendant un an, le photographe a enquêté de Téhéran à Chiraz et Ispahan sur les dernières communautés juive, chrétienne et zoroastrienne de Perse. Un témoignage unique.

Ni croix ni chapelle, et encore moins une bible ou une étoile de David : seule règne l'ombre du Prophète sur les déserts qui cernent La Mecque, et dont l'aridité n'a d'égale que la sécheresse du wahhabisme, cet islam fondamentaliste qui prétend dissoudre toute histoire et toute culture dans le Coran. Mais à peine arrivé à Téhéran, un vendredi soir, alors que la mégalopole bétonnée, brûlante et branlante, zébrée de rocades, hurlante de Klaxon, s'assoupit, dans la torpeur poussiéreuse du repos hebdomadaire, le voyageur, désireux de prier ou de méditer ailleurs que dans une mosquée, fût-elle celle aux mille miroitements de Sepahsalar, au coin du Grand Bazar, pourra se rendre aux vêpres en la basilique arménienne Sourp Gevork ou à chabbat dans la synagogue sépharade Yossefabad. Ces deux lieux de culte, contemporains de la fondation de la capitale des Qadjars à la fin du XVIIIe siècle, ne feront que lui annoncer les dizaines d'autres, juifs et chrétiens, qu'il croisera aux quatre coins du pays. Preuve que la République islamique d'Iran reste étrangère aux anathèmes du pieux royaume des Saoud. Et signe, à la mesure de la division que connaît le monde musulman, de Beyrouth à Bagdad, Kaboul, et par-delà, que le chiisme l'emporte sur le sunnisme en puissance et promesse d'ouverture.

Question d'origine. « C'est que nous autres, Iraniens, depuis la nuit des temps, nous avons fait du religieux une mystique de la connaissance », m'explique Ahmad Mohit Tabatabei, qui dirige le bureau du Conseil international des musées après avoir mené une vaste mission de restauration sous le mandat réformiste du président Khatami. Nous voilà à arpenter le vieux Téhéran, à deux pas du Majles, le Parlement, à l'angle de l'avenue du 30 Tir. « Ce quartier est telle une miniature enluminée, à la manière persane, de notre inclination à la convivialité », s'essouffle-t-il, pointant tour à tour le temple zoroastrien, l'église assyrienne, la paroisse évangélique, sans oublier, absolue fierté, la Schüle des juifs de Pologne, arrivés avant-guerre, le tout au milieu des écoles coraniques, « les uns à côté des autres, les uns en face des autres ». Et de me faire découvrir, en bon géant, les confiseries, les troquets. Kebab au citron vert, riz aux griottes, baklava au safran, arrosés d'une carafe de yaourt mentholé. « L'identité d'une culture est aussi charnelle ; c'est ce dont le peuple a toujours vécu, qu'il ne saurait jamais perdre », ajoute-t-il gravement.

Question d'héritage, de paysage physique et mental donc. Une civilisation unique a en effet surgi ici entre les montagnes du Caucase et de l'Hindu Kuch, la Caspienne et le Golfe, le Sind et l'Euphrate. Ou, plutôt, un carrefour de civilisations, un monde des confins aux confins des mondes levantin, slave, chinois, indien. Un passage obligé pour les routes de la soie jadis, pour les caravanes d'épices hier, pour les tankers de pétrole désormais. Comme un pont immatériel jeté entre les ports marchands de la Méditerranée et les ports francs de l'Asie. Une clé culturelle et un verrou militaire ; un sas entre l'Est et l'Ouest pour la théologie, la philosophie, la science et un cimetière pour les rêves d'invasion venus du nord ou du sud ; un lieu d'immémoriale résistance, surtout : telle est la Perse. Empire au milieu des empires, elle a survécu à l'hellénisation d'Alexandre, à la romanisation de Constantin, à l'arabisation d'Omar, à la russification de Catherine et à l'&8364;péanisation de Victoria, comme elle dit non, aujourd'hui, à l'Amérique de Bush. Ligne de démarcation entre l'Occident et l'Orient, elle est ainsi devenue, au fil des siècles, un sanctuaire pour les dissidences spirituelles.

Pour comprendre cette vocation historique, il faut suivre le chemin des villes anciennes qui chevauche la fracture sismique cisaillant l'Iran. Gagner Yazd, l'ancienne capitale de la dynastie médiévale des Mozaffarides, sur l'austère plateau central. Et là, des plus hauts minarets, contempler le testament du zoroastrisme, la religion de la Perse antique, dont les croyants comptent, pour les ayatollahs, parmi les « gens du Livre ». Au loin, dans les solitudes, se dessinent les tours du silence où, il y a quelques décennies encore, on abandonnait les cadavres aux oiseaux de proie afin de garder purs la terre et le ciel de notre part mortelle. En contrebas, dans un temple du feu, brûle la flamme sacrée dont le prêtre, chargé des purifications, confie en un murmure qu'elle fut allumée au commencement de l'humanité. Un millénaire et demi avant Mahomet, Zoroastre, penseur de l'aurore, prophète chamelier et scrutateur des astres, connaît l'illumination, dénonce les sacrifices sanglants, prêche le dieu unique et le dualisme moral. Platon en fait un mage, Voltaire un déiste, et Nietzsche le poète de la surhumanité. Plus sûrement, Zoroastre aura inventé l'« eschatologie » : le premier, il célèbre, dans l'Avesta, ce code génétique et catéchétique des monothéismes, l'au-delà, le jugement et la régénération du monde, ainsi qu'une géographie concrète de l'éternité, répartie en enfer, purgatoire, et paradis. L'attente impatiente de cette glorieuse fin des temps hantera les millénaristes de tous bords, maîtres kabbalistes, moines franciscains, mais aussi théoriciens marxistes. Elle affleure dans le cinéma épiphanique d'Abbas Kiarostami. Elle fonde la doctrine de la fraternité secrète des Hojadie à laquelle, chuchote-t-on dans les cafés, appartiendrait l'élite de l'actuel pouvoir iranien. Et c'est ainsi, à travers ces paradoxales transmissions, autant que par les 50 000 zoroastriens recensés en Iran, que se perpétuent les mythes fondateurs de la civilisation indo-&8364;péenne.

Autre ville mère, longtemps rivale d'Ur la chaldéenne, la riante Hamadan, autrefois Ecbatane, fut la capitale des Mèdes et la résidence d'été des Parthes et des Sassanides dont les chroniqueurs antiques ont chanté les vertus guerrières. La cité s'étend, rafraîchie par les vents et les pluies, au pied de l'Alvand. Comme ses sSurs jumelles, Suse et Babylone, Ecbatane aura connu son apogée sous Cyrus le Grand, vainqueur de Crésus et des cités grecques, qui aura exilé les Phocéens en Provence et ramené les Judéens d'Exil en Terre promise. La moderne Hamadan en conserve le mausolée d'Esther, la reine rebelle de la Bible, sauveuse de son peuple, dont les 30 000 juifs iraniens, comme ceux du monde entier, célèbrent la mémoire lors de la fête de Pourim. A la différence qu'ils s'en veulent les héritiers directs, revendiquant ainsi de former la plus ancienne communauté. Non loin de l'Antigone hébraïque, repose Ibn Sina, Avicenne, dont les commentaires d'Aristote ont influencé les scolastiques du Moyen Age latin. Après Jérusalem, Athènes. Tant il est vrai que, à la suite de la fermeture de l'Académie par Justinien, au VIe siècle, les derniers néoplatoniciens, professant après Plotin le salut par l'extase, ont trouvé en Perse, comme l'a révélé Henry Corbin, un refuge accueillant et une postérité vivace.

Aussi, en Iran, les pèlerinages s'emmêlent-ils, la dévotion compte plus que la confession et la communion des saints dont on demande l'intercession fervente échappe aux préjugés comme aux canons. Lors du long entretien qu'il m'accordera, à Qom, le grand ayatollah Yousef Sanei, qui est marja-al-taqli (source d'imitation), et l'auteur d'une fatwa frappant de damnation les auteurs d'attentats-suicides, évoquera avec jubilation la tradition de son clan qui fait échoir à tout aîné mâle le prénom d'un patriarche biblique. Intarissable sur sa lecture des Grecs, il me questionnera avec curiosité sur les Pères de l'Eglise. C'est à lui que je pense alors que je me perds volontiers dans les rues d'Ispahan, la capitale des Savafides, cette « image du paradis » dont l'urbanisme fut calqué sur les visions des mystiques à la demande expresse de chah Abbas Ier, le grand monarque du XVIIe siècle. A longer la rivière, au bord de laquelle repose le fameux iranologue américain Arthur Pope, on tombe forcément sur le quartier de la Nouvelle Djoulfa, la cathédrale Saint-Sauveur. Le vank (couvent) abrite une bibliothèque de manuscrits médiévaux, une presse d'imprimerie datant des temps modernes et un récent Mémorial du génocide qui en font un des cSurs de l'arménité. Les échoppes d'orfèvres, les photos des deux Charles, de Gaulle et Aznavour, le français châtié des écoles des frères sont les mêmes qu'à Alep. Cette diaspora, qui compte encore 250 000 membres, s'est constituée en deux vagues, aux débuts des XVIIe et XXe siècles, face à des tragédies souvent partagées avec les Assyriens. Ces derniers, héritiers de la glorieuse Eglise apostolique d'Orient qui, schismatique de Rome et de Constantinople, dépêcha ses missionnaires jusqu'au Tibet avant d'être annihilée par les Mongols, ne sont plus que 40 000 en Iran.

Il faudrait encore raconter les églises, les synagogues de Chiraz, Tabriz ou Arak. Et les visages qui les habitent. Mais comme en clair-obscur. Car la splendeur du passé ne saurait obérer la détresse du présent. Le calcul est rapide : l'Iran compte 99 % de musulmans, dont 89 % de chiites. Les 10 % de sunnites sont sans statut et symboliquement dépourvus de mosquée dans la capitale. Reste 1 % de non-musulmans dont, pour une bonne moitié, la communauté baha'ie, un culte syncrétique, né au XIXe siècle, au sort plus que difficile puisque la jurisprudence l'assimile à une secte hérétique de l'islam. Les peu nombreux et très gnostiques sabéens et mandéens ne bénéficient de guère plus de faveur. Mais la Constitution de 1979, à la suite de celle de 1906, reconnaît les autres communautés et va jusqu'à leur réserver des sièges au Parlement : deux aux Arméniens, un aux Assyriens, un aux juifs et un aux zoroastriens. Certes, cela n'empêche pas que le poids des incertitudes géopolitiques, la pression de l'idéologie rigoriste et de la rhétorique antisioniste du régime, la crise économique causée par l'embargo, la tension sociale issue de la révolution et de la guerre, soient d'autant plus fortement ressentis par ces minoritaires. L'exode, comme partout ailleurs au Moyen-Orient, représente pourtant la pire menace. Beaucoup, cependant, veulent rester. Yousef à Téhéran, Sarah à Hamadan, Hagop à Ispahan me l'ont dit, unanimes : « Si nous partons, qui s'occupera de nos morts ? » Seule une telle solidarité, par-delà l'espace et le temps, peut en effet susciter une espérance surnaturelle. Car, quel que soit leur nombre, c'est par là, envers et contre toutes les évidences, que les non-musulmans constituent un gage d'avenir non seulement pour eux-mêmes, mais encore pour tous les Iraniens. En demeurant simplement ce qu'un certain Evangile nomme le sel de la terre.
Jean-François Colosimo

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