vendredi 19 juin 2009

le pouvoir défié dans la rue

Par petits groupes, ils se déplaçaient déjà dans les rues de Téhéran, mardi matin 16 juin. Le point de ralliement a été fixé à 17 heures sur la place Vali-ye Asr, là même où il y a deux jours Mahmoud Ahmadinejad a fêté sa victoire à l'élection présidentielle avec un score écrasant (63 % des suffrages). Et, depuis deux jours, les partisans de l'ancien premier ministre, Mir Hossein Moussavi, soutenu par les réformateurs, qui dénoncent une "fraude" flagrante, manifestent et demandent une nouvelle élection. A défaut, peut-être, ont-ils obtenu mardi un recomptage des voix. Sept personnes, des civils, sont déjà mortes, selon la radio officielle Payam, en marge des manifestations.


Un photographe de l'AFP a vu un mort à terre. Une vidéo tournée par une équipe de la BBC est plus éloquente : on y voit, lundi, à la fin de la manifestation - interdite, bien que pacifique -, la foule qui est massée devant une caserne de bassidji, ces miliciens islamiques qui assurent l'ordre pour le régime. Les manifestants circulent, mais, depuis une fenêtre, un bassidj tire. Une femme, un homme, puis un autre, tombent. Blessés ? Ensuite, lancé depuis la foule, un cocktail Molotov embrase la fenêtre où est posté le tireur. Et vite, tout dégénère.

Pourtant, lundi, la manifestation - une marche, en fait - était impressionnante de retenue. Combien étaient-ils ? Six cent mille ? Un million ? Plus encore ? Impossible de compter cette foule révoltée par le résultat du scrutin et qui a bravé l'interdiction officielle pour marcher entre la place Enguelab (de la Révolution) et la place Azadi (de la Liberté). Pour une fois, les avenues de la capitale iranienne paraissaient trop petites, pour cette marée humaine.

Une foule composée de mères de famille, d'employés tout juste sortis du bureau, d'étudiants, de grands-parents, de couples, main dans la main. Qui étaient-ils ? Des ingénieurs, des médecins, des commerçants du bazar, des blessés de guerre en chaise roulante, des jeunes filles aux cheveux décolorés et aux grosses lunettes de soleil, foulard presque sur la nuque, ou des jeunes portant un masque pour ne pas être reconnus sur les vidéos des agents de renseignement.

"C'est la première fois que je marche ainsi depuis la révolution de 1979", s'exclamait un homme d'âge mur, en costume sombre et chemise blanche. Et de brandir le poing en hurlant "Allah akbar", comme lorsqu'il s'agissait de renverser le chah. C'est d'ailleurs le cri que poussent chaque soir du toit de leur maison de nombreux Téhéranais, en mémoire au mot d'ordre lancé par l'ayatollah Khomeiny, depuis son exil de Neauphle-le-Château, près de Paris.

Dès le début de l'après-midi, ils ont déferlé en direction de la place Enguelab. A pied pour la plupart en raison de la circulation - sans qu'aucun média iranien n'ait osé annoncer la marche et sans savoir que leur candidat, Mir-Hossein Moussavi, était là lui aussi. Depuis plusieurs jours, l'envoi de Texto est bloqué en Iran alors que c'était le moyen privilégié par l'opposition pour mobiliser ses troupes. Les réseaux de téléphones portables ont été coupés presque toute la journée et l'Internet, depuis samedi, est plus censuré que jamais.

LE V DE LA VICTOIRE

Tous connaissaient la consigne : marcher en silence, bras levé pour afficher le V de la victoire. Certains brandissaient des pancartes : "Où est passé notre vote ?" A peine l'un d'eux haussait-il la voix que les autres soufflaient "chuuut, chuuut". Histoire de n'offrir aucun prétexte à une intervention des forces de l'ordre, lesquelles n'ont ménagé ni gourdins ni gaz lacrymogènes pour éteindre les innombrables foyers de colère allumés dans la capitale par l'annonce, samedi matin, de la réélection triomphale du président Ahmadinejad. Un hélicoptère de la police passait et repassait au-dessus de la marée humaine, provoquant à chaque fois un grondement dans la foule.

Une des techniques de la police antiémeute en Iran consiste à laisser circuler les voitures au milieu des manifestations, afin de réduire l'espace disponible dans la rue, de serrer les protestataires sur les trottoirs et de créer une agitation permanente de véhicules cherchant à s'extraire de la masse pour empêcher les regroupements. Tous les cortèges pro-Moussavi de la semaine dernière ont eu droit à ce traitement, alors que les rassemblements en faveur de M. Ahmadinejad ont pu se tenir dans des rues fermées par la police. Mais ce lundi, la foule était si dense qu'elle a bouché d'elle-même la circulation.

A mesure que la marche approchait de la place Azadi, elle se densifiait, se ralentissait. Enivrée par sa multitude, qui semblait lui donner un sentiment d'invincibilité, elle oubliait ses consignes de silence. Des deux côtés, des habitants agitaient des drapeaux verts (couleur de la campagne Moussavi) aux fenêtres. Des ouvriers, casque de chantier sur la tête, grimpés sur un mur fraternisaient à grands coups de "Mort à la dictature !".

Bientôt, la foule a entonné des hymnes révolutionnaires à tue-tête, avant de conspuer le président si étrangement réélu. Les slogans politiques, en Iran, mériteraient une anthologie. Ils sont parfois aussi bien ciselés en rimes qu'un vers de Hafez, s'inventent du jour au lendemain pour réagir à l'actualité et surtout sont instantanément assimilés par des centaines de milliers d'Iraniens, qui les chantent à l'unisson : "Ahmadi, tu as volé notre vote, tu es l'ennemi du pays !" ; "Alors, petit dictateur, où sont tes 24 millions d'électeurs ?" ; "Qui a voté pour ce singe ?"

Au coucher du soleil, le flot humain s'était répandu dans les quatre avenues qui s'élancent de la place Azadi, chacun espérant s'agripper à un bus ou trouver un taxi collectif pour rentrer. Les visages étaient radieux. "Il y avait trente, cinquante fois plus de monde que pour le meeting d'Ahmadinejad hier, alors que le gouvernement lui avait affrété des autobus", disait une femme en tchador fleuri.

Et pourtant, la question que tout le monde se posait, c'était : que va-t-il se passer ? Une première réponse n'allait pas tarder. Les forces antiémeute, massées à deux kilomètres, avaient attendu la tombée de la nuit pour fondre sur les protestataires. La stratégie consistant à frapper fort les plus excités dans l'espoir d'intimider la grande majorité des autres. Mais cette fois, elle n'a pas fait ses preuves.

En écho à Téhéran, des manifestations de protestation ont eu lieu dans plusieurs villes du pays dont Machhad, Tabriz, Ispahan, Khoramabad, Chiraz et Ouroumieh.




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