Gordon Brown, le Premier ministre britannique, a sorti une énormité cette semaine, en estimant qu'à l'heure de Twitter et d'Internet, il ne pouvait plus y avoir de nouveau massacre comme celui qu'a connu le Rwanda en 1994, grâce à la circulation immédiate de l'information. Je crains qu'il se trompe lourdement, comme le montre l'exemple actuel de l'Iran, et que cette illusion soit partagée par beaucoup.
Gordon Brown a déclaré dans une interview au Guardian :
« Vous ne pouvez pas avoir de nouveau Rwanda, car l'information sur ces événements sortirait beaucoup plus rapidement sur ce qui s'y passe, et l'opinion publique se mobiliserait jusqu'au point où une action devrait être entreprise. »
Il est étrange qu'un homme aussi informé que le Premier ministre britannique puisse défendre une position aussi éloignée de la réalité. Paradoxalement, elle était plus vraisemblable lorsque le génocide rwandais s'est produit, il y a quinze ans, qu'aujourd'hui.
Dans les années 90, le monde vivait encore avec l'illusion de l'« ingérence humanitaire » chère à Bernard Kouchner, et celle-ci était directement proportionnée à l'impact des images véhiculées par CNN et les chaînes d'info continue à la télévision, pas encore d'Internet.
Le Rwanda, de ce point de vue, était « hors champs », et donc hermétique à cette mobilisation de l'opinion. Les gouvernements étaient parfaitement informés, mais il y avait peu d'images à la télé, donc pas de pression pour une intervention. Des centaines de milliers de Rwandais sont morts de cette indifférence, mais d'abord des coups de machette de leurs propres compatriotes.
La fin de l'ingérence humanitaire
En irait-il différemment aujourd'hui ? Pas si sûr. Ce moment de la vie internationale qu'a représenté la montée en puissance de cette « ingérence humanitaire », en gros à la fin de la Guerre froide, fin des années 80, début des années 90, s'est assurément refermé. A la fois à cause de la catastrophe de l'intervention américaine en Irak, et de l'émergence d'un monde multipolaire dans lequel la souveraineté est redevenue centrale sous l'influence de la Chine ou d'une Russie redevenue puissante.
On s'en est rendu compte lors du cyclone Nargis, en Birmanie, lorsque la junte militaire a préféré laisser souffrir son peuple plutôt que d'accepter de l'aide extérieure. Les appels à l'intervention militaire « humanitaire » étaient restés lettre morte.
On vient d'en avoir un autre exemple éclatant, avec le Sri Lanka, où l'armée gouvernementale a finalement écrasé la rébellion des Tigres tamouls au prix d'une catastrophe humanitaire, sans que les opinions publiques ne se mobilisent réellement - sans doute parce que les Tamouls utilisent mal Twitter…
Dans cette guerre impitoyable entre deux camps qui ont violé toutes les règles humanitaires, l'information n'a rien changé : l'impuissance était dictée par un désespérant réalisme.
Et que dire de l'Iran ? Depuis une semaine, le monde vibre au rythme des tweets iraniens, au point que le Département d'Etat américain a demandé à Twitter de repousser une opération de maintenance des réseaux pour ne pas fermer ce canal privilégié d'expression des Iraniens qui protestent contre la fraude éléctorale. Pas un média au monde qui n'ait fait son désormais incontournable « marronnier » sur la « révolution Twitter »…
Twitter n'empêcherait pas un Tiananmen
Et pourtant, comment ne pas voir les limites de ce phénomène. Oui, nous en savons beaucoup plus qu'avant, et, malgré le confinement des journalistes étrangers dans leurs hôtels, Twitter a continué à bruisser d'informations pas toujours vérifiées ni fiables, mais donnant quand même la mesure de ce qui se produisait à Téhéran.
Mais qui peut douter que si le pouvoir iranien décidait de réprimer plus sévèrment encore les manifestations hostiles a résultat officiel du scrutin, il n'hésiterait pas à le faire ? Sans peur de Twitter, sans peur des réactions d'un monde extérieur qu'il sait à la fois hostile, et impuissant.
Téhéran n'est pas encore Tiananmen, mais tout comme en Chine il y a vingt ans, la présence des caméras de CNN n'a pas empêché le massacre, l'existence de Twitter ne suffirait pas aujourd'hui à retenir la main d'un régime déterminé à garder le contrôle de la rue.
Cela ne signifie pas que Twitter ne soit pas un instrument formidable -je l'utilise moi-même abondamment et avec enthousiasme (suivez-moi ! )- mais il participe d'un monde complexe dans lequel la circulation de l'information n'est qu'un des paramètres.
La Chine elle-même a d'ailleurs pris la mesure du phénomène, prenant soin de bloquer l'accès à Twitter et aux autres réseaux sociaux à l'approche du vingtième anniversaire de Tiananmen, au début du mois.
Les réseaux sociaux changent tout dans les pays fermés
Paradoxalement, et contrairement à ce que dit Gordon Brown, les nouvelles technologies, et en particulier les réseaux sociaux, ont beaucoup plus d'impact en interne, dans des sociétés autrefois fermées et dans lesquelles la circulation de l'information se faisait avec beaucoup de mal, à l'image de la Chine ou de l'Iran, que dans les relations internationales.
En Chine, une véritable cyber-opinion publique a vu le jour, comme on a pu le voir cette semaine avec la libération d'une jeune fille jugée pour le meurtre d'un cadre du parti communiste qui avait voulu abuser d'elle. Devenue l'héroine du web chinois, elle a échappé à la peine de mort qui l'aurait assurément frappée quelques années plus tôt pour un tel crime, quelles qu'en soient les circonstances.
Dans un tel cas, la censure n'y fait rien : les émotions se répandent sur la toîle comme une trainée de poudre, hors de tout contrôle ou de toute organisation.
Twitter et les réseaux sociaux jouent assurément un grand rôle dans l'équation iranienne. Mais Gordon Brown a tort de répandre l'illusion qu'il suffirait de faire beaucoup de bruit sur Twitter pour provoquer une intervention internationale pour sauver les Iraniens victimes du pouvoir islamique. Une illusion qui risquerait d'être mortelle.
samedi 20 juin 2009
Twitter, l'Iran et les limites de la révolution en direct
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