samedi 4 juillet 2009

Iran, les leçons d'une crise, par Frédéric Tellier

Les évènements qui depuis l'élection présidentielle se précipitent en Iran ont une signification qui dépasse de loin la personne de Mir Hossein Moussavi – candidat officiellement malheureux – et la question de son avenir personnel. La crise incarne l'affrontement désormais hors de contrôle des deux factions principales qui composent la République islamique.

D'un côté, le réseau des Gardiens de la Révolution transformé en vivier d'une seconde génération de leaders islamiques qui combine la préservation, voire la radicalisation des idéaux de la Révolution islamique et une volonté modernisatrice fondée sur la maîtrise des technologies avancées – nucléaire en tête – afin d'ériger le pays en pôle régional de puissance. De l'autre, un camp dit pragmatique d'oligarques islamiques regroupés dans le sillage de l'ancien président et candidat battu à l'élection présidentielle de juin 2005, Hashemi Rafsandjani. Rarement cité mais pourtant omniprésent, il est, plus encore que Moussavi, l'élément moteur de ce groupe. La lutte entre ces deux factions n'est pas chose nouvelle. Elle était latente même si l'attention de l'Occident tout entière focalisée sur le dossier nucléaire en a largement occulté les implications pour le système islamique. A l'image de deux plaques tectoniques qui se heurtent pendant des années, les forces de frictions se sont accumulées avant de se libérer brutalement, causant le séisme du 12 juillet et des jours qui ont suivi.

Ce conflit oppose deux visions biens distinctes de l'avenir de la République islamique. Du côté de Rafsanjani, un pouvoir technocratique soucieux d'adapter avant tout l'appareil économique de l'Iran et disposé au dialogue avec l'Ouest sans pourtant remettre en cause le cadre islamique et les orientations fondamentales du régime. De l'autre, un appareil idéologico-militaire enclin à se passer de la légitimité populaire pour garantir la pérennité de la Révolution, du système qui en est issu et de ses propres intérêts économiques et politiques. Au plan international, sa préférence va au renforcement des solidarités régionales (Chine-Russie) qui permettent de limiter au minimum les contacts avec les démocraties occidentales et leur modèle libéral.

LA FRAUDE FAIT PARTIE DU SYSTÈME

Cet affrontement peut à tout moment dépasser le régime et mettre en cause sa stabilité tant il faut le ramener à cette "troisième force" que constitue une société civile qui dans son écrasante majorité endure la crise économique et dont la confiance dans l'appareil islamique est altérée. La demande fondamentale de liberté et de démocratie, qui émane de secteurs entiers de la société iranienne, dépasse de loin ce que les candidats à la présidence, y compris le plus réformateur, sont en mesure d'offrir.

Jusqu'à présent le jeu électoral a suffi pour contenir et canaliser le conflit. Certes, l'élection en République islamique n'a jamais offert aux Iraniens qu'un choix limité de candidats présélectionnés sur la base de leur adhésion aux valeurs du système et au legs de l'ayatollah Khomeiny. Certes, la fraude fait partie du système à la fois en amont – dans la sélection des candidats – et an aval, dans le décompte des votes. Les élections, dans ce sens, n'avaient guère fonction de représentation dans le sens classique du terme mais bien plutôt de légitimisation et de stabilisation du système. Ainsi, l'alternance des factions procurait au régime une forme d'équilibre alors que la participation populaire assurait la faction victorieuse d'une légitimité au-delà des seuls cercles du pouvoir islamique. Cet équilibre était renforcé par la figure du guide qui, au-dessus de la mêlée, flattait les deux camps, balançant de l'un à l'autre.

Le 12 juillet dernier, le régime islamique a consciemment rejeté cette règle du jeu en refusant l'alternance. Il a imposé un candidat malgré les doutes sur la sincérité de son élection. Khamenei a pris partie, entérinant la réélection de Mahmoud Ahmadinejad et réaffirmant sa solidarité avec la vision de la République islamique promue par ce dernier. C'est l'axe du pouvoir islamique qui a bougé, glissant en faveur du pouvoir politico-militaire d'Ahmadinejad et des Gardiens de la Révolution. Une faction a pris le dessus au prix de la crédibilité de l'élection présidentielle qui jusque-là agissait comme une soupape de sécurité permettant une expression populaire canalisée, domptée par le régime.

UN COÛT POLITIQUE POUR L'APPAREIL ISLAMIQUE

La République islamique sera peut-être en mesure de rétablir le calme sur le court terme. Mais les inconnues générées par la crise et les choix du pouvoir islamique risquent de peser sur son avenir avec une intensité inédite. Le conflit désormais ouvert qui oppose Ahmadinejad à Rafsandjani aura un coût politique pour l'appareil islamique. L'influence de l'un et de l'autre porte sur des pans entiers du pouvoir islamique et non des moindres: rouages de la défense et de la sécurité de l'Etat islamique, forces paramilitaires, services secrets, réseaux politico-mafieux d'influence… Chacune de ces structures clés de la préservation de l'unité de la République islamique a sa ligne de front intérieure. Les efforts de mise au pas du clan Rafsandjani par le pouvoir et les arrestations de figures politiques ne sont qu'un avant goût de ce qui pourrait rapidement ressembler à une purge systématique de l'appareil d'Etat. Le régime doit assumer le spectacle de la division intérieure porté à un niveau inédit. En passant outre les avertissements de Khamenei et les menaces de répression, les manifestations populaires ont franchi un stade. Cette prise de parole est sans retour possible. Même réprimée aujourd'hui, elle se répétera.

Enfin, c'est le symbole même de l'élection qui est en crise. Le régime a porté atteinte au fonctionnement du processus électoral et par conséquent à son aura, défendue avec tellement d'âpreté par les officiels iraniens, de "République" islamique combinaison de légitimité divine et de légitimité populaire. Ce faisant, le pouvoir iranien a affaibli un levier essentiel de la construction de la légitimité politique et renoncé à un aspect de son histoire et du legs de ses fondateurs. Sans doute la peur qu'une nouvelle présidence réformiste – surtout dans le contexte d'une offre de dialogue émanant des Etats-Unis – se révèle hors de tout contrôle et ne porte au final atteinte à l'intégrité du système islamique, explique-t-elle la décision de Khamenei d'imposer Ahmadinejad à la présidence. Il est cependant probable que le coût politique de cette manœuvre qui prive la République islamique du pilier de la légitimité populaire et son impact sur l'avenir de la République islamique soient finalement plus grands que si le guide s'était contenté d'entériner le verdict des urnes, quel qu'il ait été.

Frédéric Tellier est analyste principal pour l'Iran à l'International Crisis Group, www.crisisgroup.org.


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